- « Sur les fleuves de Babylone, nous pleurions… »
- Sébastien de Courtois, éditions Stock, avril 2015, 186 p.
Les trois chapitres du livre, « Frontière », « Combat » et « Mémoire » correspondent respectivement à la thèse, l’antithèse et la synthèse, les trois volets de l’argumentation. Visant à secouer la torpeur, l’indifférence et l’égoïsme de l’Occident, ces mots chargés de sens renvoient, d’une façon sous-jacente, à la trinité sacrée qui risque de disparaître à tout jamais de l’Orient où elle est née.
Sur les fleuves de Babylone, nous pleurions est avant tout une plongée dans l’histoire dominée par les « pleurs et larmes » d’une communauté meurtrie. Cependant, il retrace également l’engagement de son auteur, son adhésion à une « cause », celle des « chrétiens opprimés » dont le sort « n’intéresse personne ». L’auteur ne peut être plus clair : avec la montée de Daesh, acronyme arabe utilisé pour désigner l’État islamique, il pourrait s’agir des dernières lamentations des chrétiens dans la plaine de Ninive, près de Mossoul car « Jamais les islamistes n’ont fait aussi peur, convenons-en. »
Résidant depuis plusieurs années à Istanbul, l’ancienne Constantinople, capitale de Byzance, l’auteur tâte de là le pouls des chrétiens d’Orient qui lui sont chers et se rend à leur chevet quand le malheur frappe de plein fouet. En cet été 2014, joignant par téléphone Louis Sako, le patriarche de Babylone, la plus haute autorité chrétienne d’Irak, il se renseigne sur « la marée fondamentaliste » dans la région et les dangers encourus par toutes les minorités. La réponse du prélat est sans équivoque : « Venez voir par vous-même, allez à Alqosh, Duhok et Erbil, vous constaterez dans quel état sont nos fidèles… Nous sommes menacés ! Peut-être d’un massacre à venir ! Je lance un appel à l’aide ! Un cri du cœur. Jusqu’où iront-ils ? Je me sens tellement impuissant… ».
Sébastien de Courtois fait alors le voyage dans l’urgence. Pour dénoncer la passivité de l’Europe occidentale, il cite Jean-Christophe Attias, spécialiste de la pensée médiévale juive : « Ce qu’il faudrait expliquer d’abord, c’est l’indifférence de l’Occident chrétien au sort de ses frères d’Orient. Ce n’est pas d’hier que date la dégradation de leur condition. Les chrétiens auraient-ils oublié les racines orientales de leur fois ? ». Mais Sébastien sait qu’il n’est pas un super héros de la catégorie de Superman. Ne représentant aucune autorité, il se rend sur le lieu du drame pour faire son devoir. « Pourquoi les chrétiens d’Orient ? », « Pourquoi aller en Irak ? Pour faire mon métier, mais certainement plus ». D’Istanbul, qui « est aussi une ville d’amertume », il prend l’avion pour Diyarbakir au sud-est de la Turquie. De là, il fait le reste du trajet par la route vers la frontière. Au Kurdistan d’Irak, il descend, dangereusement, vers l’épicentre de la tragédie. Cette fois, la rencontre avec le désert « n’est pas spirituelle. » Elle est même dangereuse d’autant plus qu’un officier kurde est là pour le lui répéter avec insistance : s’agit d’une « zone de guerre. »
Journaliste, historien, écrivain voyageur, Sébastien de Courtois est un passionné de poésie et en particulier d’Arthur Rimbaud, l’homme aux semelles de vent. Son voyage en Irak en cet été 2014 diffère ce celui qu’il a fait en Éthiopie sur les traces de l’adolescent prodige qui a marqué de ses seize ans la poésie française. Moderne poète, cette « balade » s’apparente plutôt à une descente dans le chaos et le cauchemar. Loin d’être une tête brûlée, Sébastien n’est pas là en quête d’un scoop pour un journal ou à une chaîne friande de malheurs. Conscient que la mort « rôde », il tient plus que jamais à faire son devoir humaniste et vivre son engagement. « Il y a des siècles que l’on annonce leur fin : une antienne répétée jusqu’à la nausée. Cette commisération m’ennuie car, si je m’intéresse aux chrétiens, c’est aussi par le cœur, une sorte de philocalie charnelle entamée à Beyrouth… » écrit-il.
Dans « Frontière », le premier volet, Sébastien de Courtois décrit son arrivée au Kurdistan d’Irak et l’horreur qu’il voit de ses propres yeux. Les yézidis sont également visés par les islamistes. « Les massacres du Sinjar ont eu lieu quelques jours auparavant. Ce massif de petite montagne se trouve en contrebas de Mossoul, vers la Syrie, et les yézidis en habitent traditionnellement les pourtours. Eux aussi ont été contraints de fuir devant l’avancée des troupes islamistes. Les rumeurs les plus folles circulent. Il est difficile d’en rétablir la chronologie. » Il fait un constat alarmant : le monde décidé par les Français et les Anglais, vainqueurs de la Première Guerre mondiale, est en train d’imploser. « Nous assistons en direct à l’éclatement des frontières héritées des mandats coloniaux. Un nouveau monde est en train de naître, comme une nouvelle façon de voyage. Des combattants vont et viennent. Il faudra s’y habituer. »
Le deuxième volet, « Combat », est une plaidoirie, une compilation de preuves et d’arguments en béton démontrant le rôle positif joué depuis toujours par les chrétiens d’Orient. C’est vrai, « Que serait Istanbul sans Constantinople ? » et comment « imaginer l’Orient sans ses chrétiens ? Sans cette composante faisant partie intégrante du tissu social, il s’agirait d’un monde dépourvu de la « richesse de sa mixité ». « Les chrétiens d’Orient ont toujours été des passeurs entre les cultures et les époques, depuis les Perses sassanides jusqu’aux Arabes abbassides, en continuant par les Turcs ottomans. » Ce ne sont pas les exemples qui manquent et « la liste des griefs pourrait être longue. » Sébastien termine avec un argument d’autorité et cite l’historien Alain Desreumeaux (CNRS) : « L’histoire du Moyen-Orient est désormais tout entière impensable sans les Églises chrétiennes, que ce soit dans l’Empire byzantin, dans l’Empire perse, puisque, à partir du VIIe siècle, dans les empires arabes, et ce même quand les institutions ne sont pas chrétiennes ; sciences, art, architecture, philosophie, prière, théologie… »
La haine n’engendre que la haine et quand une guerre éclate, elle ne compte que des perdants. Les vrais vainqueurs sont ceux qui évitent les conflits armés et recourent au dialogue pour régler les différends. « Sans le verbe, ce sont les armes qui parlent. Nous le voyons en Irak et en Syrie, avec cette guerre sans pitié des extrêmes où les chrétiens et tant d’autres sont sommés de choisir un camp. » À ce propos, Sébastien ne mâche pas ses mots. Conscient de l’impossibilité d’une entente avec la pensée fondamentaliste : « Seul un islam traditionnel placé sous une autorité morale forte aurait été capable d’imposer cette diversité. » Il dénonce le rôle négatif de la Turquie qui est de nouveau au centre de la carte régionale. Au lieu d’être une partie de la solution, cette puissance régionale est une partie du problème. « Nous savons maintenant que la Turquie de Tayyip Erdoğan a armé les forces de Daesh à ses débuts, aveuglé qu’il était par la haine personnelle contre le Président syrien Bachar al-Assad – l’ancien “frère” –, un jeu dangereux dont le pays pourrait se retrouver à son tour victime. »
Dans « Mémoire », le troisième volet, Sébastien évoque ses souvenirs de grand voyageur et l’origine de sa passion pour l’Orient. Il relate l’importance de Patmos en Grèce qui a laissé des marques indélébiles dans sa mémoire spirituelle. Fasciné par l’histoire de Byzance et son passé glorieux et « l’horizon sombre », il se rend à sa frontière Est, là où commençait l’empire des Perses anciens. « Je profitais du moindre temps de vacances pour prendre la poudre d’escampette et me balader d’un extrême à l’autre, jusqu’aux limites de ce qui avait été autrefois l’Empire byzantin. C’est ainsi que je me trouvais à la lisière des mondes perse et arabe, bien plus loin qu’Ephèse, près du lac de Van et ses pourtours jonchés d’églises arméniennes ou géorgiennes, en vu du mon Ararat où, selon la tradition biblique, l’arche de Noé avait échoué et, plus au sud, vers la Syrie, je m’immergeais dans la région araméenne de Tur Abdin. »
Le troisième volet est aussi intime que les deux autres. Sébastien évoque « Toulouse, où j’habitais encore. » N’était pas un étudiant brillant, il était déjà un lecteur assidu. Il donne le sujet de son doctorat « Les massacres des syriaques à la fin de l’Empire ottoman, le premier du genre » et évoque son séjour très agréable à Alep, peu après 2000, pour « fouiller des archives. » Une fois le mot Alep prononcé, il plonge malgré lui cette fois dans le drame syrien et cite une pensée qui est celle de tous les Syriens vivants loin de chez eux. « Avec les années de guerre, je ne sais pas ce qu’il reste de cet Alep que j’ai eu la chance de connaître. » Et puis : « Les chrétiens de Syrie ont commencé à partir, suivant en ce sens le flot des autres Syriens. »
Tout au long de ce « tableau », de cette « balade », Sébastien n’est pas du genre à verser dans la sinistrose. Le constat est certes accablant, mais « cette chronique n’est pas celle du renoncement ni celle de l’entomologiste. » Certes, il connaît parfois le découragement, « Mais parfois je doute, à quoi bon lutter finalement ? Pourquoi s’accrocher à ce qui est peut-être destiné à disparaître ? » À aucun moment, il n’envisage la violence pour résoudre ce problème. Se rangeant plutôt du côté de la victime que celui du bourreau, il sait qu’il faut continuer le combat. « Et pourtant non, nous ne pouvons accepter ce fatalisme dans lequel certains se réfugient. Le combat doit continuer par tous les moyens, avec tous… » Si le style de ce livre est par moments très poétique, c’est que le chroniqueur n’arrive pas à mener une analyse « clinique ». Eh, oui, il souffre avec les opprimés et il n’a pas à le cacher : « Si notre monde est global, la souffrance l’est aussi. »
Sur les fleuves de Babylone, nous pleurions se veut un cri, une mise en garde. Le danger que représente Daesh ne concerne pas que l’Orient et il peut très rapidement toucher l’Occident et même le monde entier. Sébastien de Courtois fait son devoir et à bon entendant, il lance ce cri qui pourrait résumer à lui seul toute la chronique ? « L’histoire des chrétiens d’Orient est aussi un conservatoire. Une part de nous-mêmes, de nous tous, de vous et moi, sans exception aucune. Nous ne le dirons jamais assez. Si en Turquie orientale, en ces confins délaissés, Mar-Gabriel est toujours là, il n’en est plus de même pour d’autres monastères situés par-delà la frontière irakienne. Profanés, désertés depuis l’été 2014, il n’est pas certain que les religieux puissent revenir. Une date qui entrera dans les annales, »
Sébastien de Courtois, éditions Stock, avril 2015, 186 p.
Par Fawaz Hussain, Écrivain kurde de langue française, Fawaz Hussain est né dans le Nord-Est de la Syrie, une des terres du Kurdistan, aujourd’hui divisé. Arrivé à Paris en 1978 pour poursuivre des études supérieures de lettres modernes à la Sorbonne, il soutient une thèse de doctorat en 1988. De 1993 à 2000, il résidera en Suède enseignant à l’Institut français de Stockholm et à l’Université de Lulea en Laponie. Fawaz Hussain vit à Paris et enseigne le français à la Mairie de Paris et au Rectorat de Créteil. Il est l’auteur de plusieurs romans et traduit également en kurde les grands auteurs français (Camus, Saint-Exupéry…)