Logo de Turquie Européenne
Accueil > Culture > Livres et essais > Yusuf Atılgan, un styliste du désespoir.

Roman turc : « L’Homme désoeuvré »

Yusuf Atılgan, un styliste du désespoir.

jeudi 10 juillet 2014, par Alain Mascarou

« Après l’avoir lu je ne savais si c’était moi ou le roman qui devait passer par la fenêtre ». C’est ce qu’un lecteur d’Anayurt Oteli (1973), assez inspiré pour lire ce roman dans sa chambre d’hôtel à Kayseri, raconta à Fred Stark, qui traduisit en anglais ce second roman de Yusuf Atılgan (1921-1989), oppressant récit du lent suicide d’un gérant d’hôtel claquemuré dans son hôtel et sa folie auto-destructrice. Ferda Fidan, le traducteur en français de ce même texte, paru sous le titre de L’Hôtel de la mère patrie en 1992, et aujourd’hui traducteur d’Aylak Adam (L’Homme désœuvré), qui fut publié en 1959, a peut-être reçu de semblables aveux. Ils laissent deviner à quoi s’engage qui s’aventure à traduire l’œuvre d’Atılgan.

L'Homme désoeuvré
L’Homme désoeuvré
Yusuf Atılgan - traduit du turc par : Ferda FIDAN
Crédits : Actes Sud - Lettres turques

Citée par un être aussi pudique que Fred Stark, cette réaction en dit long sur ce qu’une telle épreuve peut entamer de la sensibilité, sinon de l’équilibre, du traducteur. En tout cas l’impitoyable staccato d’Atılgan dans son premier roman, qui en fait déjà l’un des enviables accomplissements de la prose turque moderne —des phrases brèves, denses, abrasives, sans effet ni liaisons entre elles, aussi décapantes que l’est le regard du héros —, ne peut laisser indemne le lecteur, et l’incite au moins à relayer l’interpellation adressée à ses contemporains par le protagoniste de L’Homme désœuvré, C., un homme de 28 ans à l’allure d’étudiant : « Neden ? Neden böylesiniz ? » « Pourquoi ? Pourquoi êtes-vous ainsi ? ». Un homme jeune, aisé, « pas mal » de sa personne, pour qui l’amour est le seul absolu, à la recherche de l’élue dans la foule d’Istanbul : un hiver, il a abandonné une peintre, Ayşe, dont il a cru à tort qu’elle le trompait ; au printemps, intrigué par deux jolies passantes il courtise l’une, Gülfer, avant de s’apercevoir, mais « trop tard », comme dans le poème de Baudelaire, que c’est l’autre, B., qu’il aurait dû suivre ; entre temps, il a retrouvé Ayşe la durée d’un été, et l’a perdue à nouveau.

Istanbul, « capitale de la douleur »

Le cri qu’il pousse trahit un être violent et désemparé, dans l’Istanbul des années 50 réduit au triangle Karaköy-Taksim-Dolmabahçe, et devenu « capitale de la douleur » ; les baies vitrées de ses pâtisseries, les loges de ses cinémas, ses rues secrètes, ses tramways, se confondent avec l’angoisse de la traque amoureuse de la « passante » baudelairienne, se plient à la configuration du désir, s’identifient au labyrinthe d’une affectivité blessée dès l’enfance. C’est le récit d’un échec aussi inexorable que la succession des saisons, de l’hiver à l’automne. La seule incursion hors de la ville, dans une cité balnéaire de la côte orientale, qui semblerait procurer un répit, mènera à la prise de conscience de l’irrémédiable gâchis créé non par ces « gens du dehors » routiniers, conventionnels, que le héros rend responsables de ses fiascos amoureux, mais par le traumatisme infligé par un père libidineux. Celui-ci a arraché l’oreille à C., qui a surpris ses rapports sexuels avec la tante Zehra.« Scène capitale » dont le héros ressentira toujours les séquelles corporelles (cette façon de se gratter l’oreille, entre autres malaises) et psychiques.

D’où ce rejet aussi bien des rêves de foyer de Gülfer (« un trois-pièces cuisine ») que des tyranneaux domestiques à moustache ou de ces époux hissés par la servitude conjugale à la condition si gratifiante pour eux de « porteurs de paquets ». D’où aussi ce rêve fusionnel, où l’unique façon de briser la solitude serait le rapport physique, qu’il s’agisse des bagarres masculines que C. déclenche ou des étreintes féminines où il finit par ne plus rechercher que le souvenir des genoux accueillants de la tante aimée. Or plus il s’entête dans la poursuite du pur objet de son désir, auquel seul son goût pour la peinture sert un moment de dérivatif, plus il s’en détourne. Cette femme unique dont il veut que sa vie dépende, c’est B., qu’il croise à plusieurs reprises sans le savoir, qu’il bouscule même, tout à l’obsession de son errance dans des dédales intérieurs qui lui font perdre jusqu’au nom des jours. C’est que son exigence d’absolu liguée à ses préjugés systématiques sur la vie sociale le rendent aveugle à l’évidence du bonheur.

Étranger de l’intérieur

Pour autant, ce lecteur d’Éluard, de Norman Mailer, de Faulkner, est certes capable d’analyser son état, de théoriser auprès de ses familiers sa qualité d’étranger de l’intérieur (la notion actuelle d’iç yabancı n’existait pas), à travers les apologues de la « branche rebelle » tentée de s’écarter du tronc ou du pont sans garde-fou qu’est selon lui notre existence. C’est apparemment l’attitude du héros romantique, résolu à ne pas pactiser avec un monde aliéné envers lequel il multiplie des gestes de défi : Etiamsi omnes, ego non. Lucidité qui se retourne contre lui, tellement cette part de vérité qu’il décèle, cette authenticité qu’il revendique, loin de l’en délivrer, l’assujettissent à ses fantasmes. Le personnage d’ailleurs est le plus souvent spectateur ironique de lui-même et des autres, incapable de coïncider avec soi, tant il s’astreint à scénariser son existence. Il faut la surprise d’une nuit d’orage, et cette « sensation de fin d’averse » pour qu’il s’ouvre enfin à l’autre, à cette Ayşe qui le retiendra du moins un été.

C. incarne une contradiction sociale : il est, et se veut, un parasite dans la nouvelle société kémaliste des années 50, obstiné malgré sa mauvaise conscience à vivre d’un « argent volé », celui de l’héritage paternel, qu’il dilapide à plaisir, déterminé à être lui aussi un « homme inutile », dans la lignée du héros de Sait Faik, par révolte envers un père qu’il n’en finit pas de tuer. Et la séquence finale de reconstitution des scènes de chaste intimité avec Zehra dans les bras de la prostituée bigleuse qui hante le récit, se solde par un nouveau fiasco : la femme qui louche est l’antithèse de la « passante » que sacralise la foule. À ce titre la scène parodie la rencontre rêvée par C.. En même temps, l’échec résulte de la tentation de C. de créer un simulacre d’amour avec la prostituée, qui a sa morale et ne mélange pas argent et sentiment. Tentative triplement maladroite donc, qui tout en vexant la putain met à mal les figures idéalisées de Zehra et de B. et n’aboutit qu’à relancer la frustration du héros vers la catastrophe ultime : « Ne serait-il pas le jouet d’une entité occulte, narquoise, terrible ? »

À l’expression de cet enfermement quasi paranoïaque, qui annonce celui du gérant d’Anayurt Oteli, la technique narrative contribue, dès l’incipit : « Je me suis dit soudain qu’elle était peut-être là » — et l’indétermination du pronom personnel en turc — le « O »— accentue l’effet d’intériorisation du discours, saisi parfois dans un flux de conscience (ce n’est sans doute pas un hasard si le récit fait référence à Faulkner, dont on sait l’influence sur la littérature turque de ces années-là), un déferlement où se mêlent en vrac publicité urbaine détournée, phrase entendue dans l’enfance, sensation présente, ou de soudains flash-back de la « scène capitale » dont la répétition lancinante marque l’emprise de plus en plus forte du traumatisme initial. Ou bien c’est la vision de C., qui est marginalisée par les a parte réducteurs du narrateur, le regard de témoins muets, anonymes, qui en sont les avatars, ou les points de vues externes que confrontent au sien le journal ou les lettres de ses maîtresses d’une saison.

« Une étrange légende »

« Garip bir efsane », « une étrange légende », lit-on dans l’épigraphe du roman, empruntée à Bâki, poète du Divan. Légende, ou fable, le récit de l’infortune de C. semble inviter à d’autres lectures. Un personnage réduit à son initiale, C., comme celle qu’on n’aperçoit jamais qu’en profil perdu, B., devrait en effet favoriser la généralisation, au-delà du simple drame d’un conflit œdipien. C’est que les cartes dont dispose le héros sont biseautées, que même le nom de la place Taksim, où il donne un rendez-vous à Gülfer, prête à confusion : « partage », comme semble le comprendre son amoureuse, ou « division » ? Et les méprises de C. , dues sans doute à l’inattention aux êtres réels où son idée fixe le réduit, vont jusqu’à brouiller son rapport à l’art. Dans la villégiature, il n’avait emporté avec lui, et accroché côte à côte, que les deux tableaux qui lui avaient été offerts, l’un par Ayşe, qu’il retrouve peu après sur la plage, l’autre par un peintre du même atelier, qui réapparaîtra bien plus tard, pour lui annoncer… son mariage avec Ayşe. Comment C. ne se sentirait-il pas floué par l’existence et par l’art, si ces deux toiles, qu’il ne devait qu’à la faveur de deux artistes, se trouvent préfigurer, et murer, son destin ? Il n’y aurait donc pas d’autre échappatoire qu’une sécession silencieuse, celle-même de l’écrivain, à jamais persona non grata. À ce compte, ne faut-il pas lire une ironie supplémentaire dans ce détournement de l’épigraphe due à un poète de cour ? Une dizaine d’années plus tard, le très lent étranglement d’Anayurt Oteli allait porter au paroxysme le sentiment d’étrangeté au monde.

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

Sources

Yusuf Atılgan, L’Homme désœuvré, Actes-Sud.
L’Hôtel de la Mère patrie, Solin, 1992
Je remercie Linda Stark-Gürata pour la référence à l’entretien de Fatmagül Berktay avec son père Fred Stark, disparu le 19 mars 2013 : « Bir çeviri serüveni », Söz, 08/12/1987.

Nouveautés sur le Web

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0