Nous l’avions laissé avec « Le Musée de l’Innocence », histoire d’un amour fou, nous le retrouvons trente ans plus tôt, auteur d’une saga familiale, prémices de ses obsessions préférées, une œuvre très ambitieuse pour un début (qu’il préfère renier un peu aujourd’hui) : « Cevdet Bey et ses fils » narre des épisodes de la vie de trois générations d’homme dans une Turquie encore muselée par un Empire moribond et à l’aube du modernisme et de la prise du pouvoir Jeune-Turc (1905), le milieu des années 30 avec comme figure centrale bien évidemment Atatürk, juste avant et juste après sa mort, les années 70 et ses coups d’état, cette République figée dans l’histoire, avec ses espoirs déçus, tremblante et victime de ses attaques internes incessantes.
Dans une Istanbul qui ne sort pas du cadre de sa jeunesse, le milieu bourgeois du quartier de Nişantası, les personnages sont essentiellement Cevdet Père qui inaugure le récit, puis son fils cadet et ses amis, puis encore le fils de son second fils. A eux trois, ils figurent aussi des personnages illustrant un contexte socio-économique et historique, à la manière d’un Thomas Mann qui dans ses « Buddenbrook » opère le même lien entre classe sociale et portrait plus large d’une époque.
Néanmoins, et même si les comparaisons littéraires peuvent être nombreuses (Balzac et aussi Dostoïevski, excusez du peu), le roman n’est pas à l’abri d’erreurs de jeunesse. Je citerai la passion d’un jeune écrivain qui veut tout dire, par excès, dès sa première œuvre. Pamuk a près de trente ans lorsqu’il écrit ce roman, après avoir renoncé à être peintre, car il le dira souvent lors de ses interviews, il n’était pas assez doué. Comme un de ses personnages, avait-il décidé aussi de mourir à trente ans s’il n’avait pas réussi à publier ? La réponse n’est pas dans le roman.
Mais ce personnage de poète raté n’est rien à côté de celui du fils de Cevdet, jeune ingénieur élevé dans du coton, à qui tout devrait réussir (il a une charmante épouse, il est jeune père, il a des amis avec qui il passe des nuits à refaire le monde, il ne se fatigue pas au bureau, etc.). Et pourtant, il s’ennuie. Désespérément. Il ne sait pas quoi faire. Prendre une maîtresse ? On sent l’idée le chatouiller cinq minutes mais ce serait avoir trop d’efforts à fournir. Il choisira de faire une fugue interminable. Les pages qui lui sont consacrées, écrites à la première personne, sont parmi les plus nombreuses du roman. C’est l’occasion aussi, non pas seulement de suivre les monologues contradictoires d’un individu tiraillé par ses désirs et son caractère velléitaire, mais aussi d’approcher le fameux « hüzün » turc.
Le « hüzün » c’est un sentiment de tristesse et de mélancolie propre à la culture turque et déclinée souvent en musique, au cinéma, en poésie et en littérature. Pamuk a écrit de longues pages sur ce sentiment dans son « Istanbul » il y a quelques années déjà. Le « hüzün » c’est aussi la sensation d’un bonheur perdu, lointain, parce que le temps présent éloigne de la pureté autrefois ressentie. Les personnages du roman sont d’ailleurs sans cesse hantées par les mêmes questions : que faire pour vivre, vers qui et quoi se tourner ? C’est l’occasion aussi de décliner une obsession turque et « pamukienne » : comment vivre dans ce pays entre orient et occident ? que prendre de la culture occidentale et comment ne pas renier la culture orientale et vivre d’un mélange des deux, au risque d’y perdre son âme véritable, autre thème majeur et brillamment décliné dans « Mon Nom est Rouge » ? Comment vivre lorsqu’on est à la fois soi-même et s’analysant soi-même, soi-même et celui qu’on prétend devenir. L’auteur lui-même se pose la question tout au long de ce roman et plus tard au fil de ces différentes œuvres.
« Une fois que le diable s’est immiscé en vous, que votre âme a été touchée par les lumières de la raison, vous devenez un étranger et, quoi que vous fassiez, vous le resterez. Il y a un désaccord entre le monde dans lequel vous vivez et votre âme, je le sais, je le vois bien. Soit vous changez ce monde, soit vous restez à l’extérieur ! »