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Pamuk, le musée de l’innocence

vendredi 10 juin 2011, par Sylvie Taussig

Dernier roman d’Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature, Le Musée de l’innocence se déploie comme le musée d’une vie - ou d’une ville, Istanbul - enchâssée dans le flot démesuré d’un temps qui a en a volé l’identité et l’innocence. Le roman d’une folle nostalgie, un roman d’amour et de mort.

Dans ce roman dominé par une ironie involontaire qui se dégage de la profusion des registres littéraires tantôt juxtaposés, tantôt enchâssés, les modèles sophistiqués qui « connotent » la chose littéraire paraissent inspirer une sorte de lassitude, qui se marie à la pesanteur d’Istanbul où l’action se déroule, dans un fleuve de temps qui s’écoule paresseusement, sinon paisiblement, à l’instar du bras de mer qui se pose entre Orient et Occident. Ce dialogue entre les deux rives, tantôt accord, tantôt opposition, tantôt imitation, qui constitue comme un passage obligé de la littérature turque et de la peinture de la ville, pèse sur les protagonistes comme une obligation qui contrarie leur liberté. De même les sophistications du roman, qui se sont accumulées depuis que le genre existe, à l’heure de l’intensification des rapports entre l’Europe pré-moderne et l’Empire ottoman, semblent-elles contraindre l’auteur, qui les décline sans y croire, voire s’en débarrasse, les liquide : le roman est en effet encadré par deux procédés littéraires éculés, que Pamuk met en place avec une maladresse appuyée, là où des trésors de virtuosité seraient attendus, pour que le procédé puisse passer. Le narrateur, Kemal, qui raconte rétrospectivement son histoire, le fait en s’appuyant sur les pièces de son musée, car il est devenu un collectionneur de souvenirs qui ne rappelleront rien à personne, et surtout pas les visiteurs potentiels d’un musée, dans la mesure où ce sont ses souvenirs à lui, au plus intime de son existence personnelle, qui ne présentent, en dehors de sa mémoire, aucune forme d’intérêt. Emporté par son récit, le lecteur oublie très vite que ce dernier naît du commentaire des pièces accumulées, si ce n’est que Kemal le mentionne parfois, et que la maladresse de ce rappel signale clairement comme un procédé littéraire – et comme l’intervention d’une voix narrative autre, d’une présence autre, qui maîtriserait l’art du roman.

Le musée ou tout ce qui reste d’une vie

Du reste la présence implicite de ce narrateur omniscient devient parfaitement explicite à la fin du roman, et le voile tombe : en fait, Kemal raconte son histoire à un écrivain public, c’est-à-dire à notre écrivain, qui en fait donc le roman que l’on a lu, et qui semble s’excuser en apparaissant comme un deus ex machina de ce qui est la substance même du Musée de l’innocence, à savoir un roman qui se moque bien des procédés littéraires, l’histoire d’une histoire d’amour possible et impossible, un transport d’amour, une blessure d’amour, un amour qui est en fait toute la vie de Kemal, et la seule chose qui l’intéresse. Constituer son musée, de même que décrire et décrypter son musée pour l’auteur, c’est toute la vie qui lui reste, si proche de la mort qui a emporté son aimée, et il est une sorte de fou d’amour dont le récit tragique, excessif, emporte l’auteur et rend caducs tous les dispositifs de narration. La maladresse même de l’insertion du récit à la première personne dans un cadre diégétique tellement voyant et si peu raffiné que le lecteur ne peut que sourire, quand se présente, avec ses gros sabots, la figure de l’auteur, à la toute fin du livre, comme il a souri à chaque fois que Kemal semble s’arracher au fil de son histoire, qui est tout intérieur et n’a guère besoin des pièces accumulées ou retrouvées au fil du temps, si ce n’est que peut-être cette collection et cette réalité extérieure l’a sauvé du désespoir, peut-être du suicide, en tout cas clairement de la folie où la douleur risquait de l’entraîner. Kemal regarde ses objets comme on reprend son souffle, puis les objets le renvoient à son histoire, à cette femme qu’il a passionnément aimée, Füsün, et qu’il aime au-delà de sa mort accidentelle, qui clôt son récit, alors que leur amour enfin devenait possible. Mais la folie, ou la toute-puissance de l’amour, a raison de la rationalité littéraire de l’auteur, qui semble s’excuser, par son apparition vraiment mal ficelée à la fin du livre, d’écrire un roman entièrement romanesque, où il importe peu que « la marquise soit sortie à 5 heures », un roman tellement sentimental qu’il en perd toute mesure, comme en son temps La Nouvelle Héloïse, du moins dans sa première partie. Ironie involontaire car je ne crois pas que l’auteur écrive à un degré de distance tel qu’il procède à la satire du genre romanesque, qui apprécie tant les mises en abyme et la réflexion spéculaire sur la mémoire. En réalité, ni la chose littéraire ni la mémoire et toutes les problématiques qu’elle entraîne ne sont le sujet du roman, qui est un roman d’amour.

L’espace d’un amour absolu

L’histoire est simple : dans les années 70, dans un milieu ouvert à l’Occident d’une jeunesse dorée, Kemal, qui a vécu aux États-Unis et en est un représentant distingué, dans le cercle d’amis qu’il fréquente, par ses goûts, son mode de vie, ses modes de pensée, est fiancé à une jeune femme de son milieu et de son niveau de fortune, Sibel, qui est vraiment la femme parfaite. Mais il en rencontre une autre, qui est une lointaine parente, mais est vendeuse : Füsün, précédée par sa mauvaise réputation. Alors qu’ils ont fait la chose, avec Sibel, comme un diplôme de modernité, il prend sa virginité à la jeune femme, avec qui il entretient une relation de désir, de sensualité, en fait de véritable amour, sans que cela remette en question ses fiançailles – du reste, on a beau être moderne, on ne peut coucher avec une jeune femme sans devoir l’épouser. Contradiction donc puisque ce qui vaut pour Sibel ne saurait valoir pour Füsün, qui représente moins la liberté sexuelle occidentale, que l’innocence, l’amour, le paradis : leur chambre, leurs deux corps, dessinent un espace qui est celui de l’absolu. Mais l’amour est impossible. Füsün disparaît, Kemal rompt ses fiançailles, et rompt avec son milieu, devenant cet errant qu’il sera jusqu’à la fin de ses jours, alors même qu’il retrouve son amour, mariée avec son ami d’enfance Feridun et rêvant de faire du cinéma comme actrice. Kemal, qui fonde une société de production pour assouvir les rêves du jeune couple, devient au quotidien leur commensal, le compagnon de leurs moindres instants, sous les regards des parents de Füsün. La mort du père de cette dernière sera un irréparable, répondant à un premier irréparable, la mort du père de Kemal, au début du roman. C’est à l’occasion de ces dîners, où s’échangent, avec la nourriture, avec la parole, le regard et les désirs, qu’il emporte à chaque fois un objet touché par Füsün pour le placer dans son musée. Enfin elle décide de divorcer pour épouser Kemal, et leurs deux corps, leurs deux âmes, si longtemps séparés, se retrouvent dans une plénitude qui n’a d’égale, dans la littérature récente, que la passion des amants de Belle du Seigneur, avant que Füsün ne rencontre sa mort dans un accident, au volant de sa luxueuse voiture.

Nous lisons donc un roman naturaliste, qui rend compte des années 70 et 80 en Turquie, des ouvertures et fermetures politiques, de l’état d’esprit et des contradictions profondes de l’émancipation, qui forment la toile de fond de cette histoire d’amour. Mais le contraste entre la liberté des mœurs et les chaînes de la tradition est un brouillard de mots, une pure apparence, derrière laquelle se tapit la tension véritable, entre la hardiesse des amants et l’évidence qu’il leur faut vivre caché, à l’abri des rancœurs et des ragots, mais aussi peut-être de leur propre discours, qui peut les désunir : ainsi des conversations du début comme de la fin du livre – par exemple la douleur de Füsün consciente d’être une comédienne ratée. La nécessaire peinture de la société est en réalité vite éliminée, dans la mesure où le narrateur se retrouve exclu du fait de la rupture de ses fiançailles. C’est également un roman sur l’art, mais là encore cette dimension spéculaire se dissipe, que ce soit le miroir de la littérature où se regarde Kemal, ou celui du cinéma, que ce soit l’écriture scénaristique ou bien l’art du comédien, mais ce sont des culs de sac, à la fois existentiels et narratifs, dénoncés avec une ironie légère par la dégénérescence des ambitions esthétiques de Feridun en projets commerciaux : ainsi de l’air du temps, et l’entreprise de cinéma d’art et d’essai s’effondre dans la vulgarité de productions commerciales.
Nous lisons donc un roman d’amour et de mort.

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