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Turquie : Retour sur le « discours du balcon » et sur la victoire d’un nouveau leader régional

mardi 28 juin 2011, par Jean-Paul Burdy

Recep Tayyip Erdoğan Au soir du 12 juin 2011, après la large confirmation par les électeurs de la victoire annoncée de l’AKP aux législatives, le premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, son épouse Emine en foulard à ses côtés, a prononcé au siège de son parti à Ankara, ce que la presse turque a baptisé « le discours du balcon » (Balkon konuşması). Ce discours mérite une lecture attentive. Car, outre qu’il a exprimé la satisfaction légitime de celui qui a indubitablement payé de sa personne en sillonnant le pays pendant des mois pour prêcher la bonne parole électorale, Recep Tayipp Erdoğan a utilisé une série de formules et de références fort intéressantes.

Sur la nation turque dans sa diversité : « Aujourd’hui, les 74 millions de vainqueurs sont les Turcs, les Kurdes, les Zazas, les Arabes, les Tcherkesses, les Lazes, les Géorgiens, les Roums [Chrétiens], les Turkmènes… » Cette liste fonde la promesse du premier ministre de revenir aux principes fondateurs de la Guerre de libération (1919-1922), qui s’appliquaient à tous les citoyens sans égard à leur appartenance ethnique, religieuse ou politique. Sur la réforme constitutionnelle, en tendant la main (par nécessité) à l’opposition représentée à la Grande Assemblée, et en promettant que « cette nouvelle constitution sera celle des Turcs et des Kurdes, des alévis comme des sunnites. » Sur la réconciliation politique après une campagne verbalement et, dans les derniers jours, physiquement musclée, en annonçant, qu’il fallait tourner la page des attaques contre ses concurrents du CHP et du MHP ; et qu’il se désistait des plaintes déposées par lui ces derniers mois contre des journalistes et éditorialistes (dont Ahmet Altan, rédacteur en chef du quotidien libéral Taraf, qui l’avait sévèrement mis en cause à propos de l’affaire du monument de l’humanité de Kars, cf. notre édition du 1er juin 2011). Ces différents thèmes étaient attendus au vu des résultats en sièges, car la majorité absolue obtenue par l’AKP ne lui donne cependant pas un nombre de députés suffisant pour procéder seul, en particulier, à la réforme constitutionnelle (cf. notre édition du 13 juin 2011).

Tout aussi instructives, un certain nombre de phrases prononcées par « l’homme fort » qui, au pouvoir depuis 2003, a désormais la plus grande longévité politique depuis Mustafa Kemal (Atatürk), et que l’on qualifie volontiers, en Turquie comme à l’étranger de « nouveau sultan ». Extraits : « [Les élections turques] ont été suivies de très près, et leur résultat salué, à Bagdad, à Damas, à Beyrouth, à Amman, au Caire, à Tunis, à Sarajevo, à Skopje, à Bakou, à Nicosie (…) Croyez-moi, aujourd’hui Istanbul a remporté une victoire, mais c’est c’est aussi une victoire pour Sarajevo, pour Izmir comme pour Beyrouth, une victoire pour Ankara comme pour Damas ; une victoire pour Diyarbakır comme pour Ramallah, Naplouse, Jénine, pour la Cisjordanie, pour Jérusalem et pour Gaza… Aujourd’hui, c’est la victoire de la Turquie et du Moyen-Orient, du Caucase et de l’Europe. Aujourd’hui c’est la victoire de la démocratie, de la liberté, de la paix, de la justice et de la stabilité… ». Un discours final qui fait écho au discours initial de Bayburt qui avait lancé la campagne électorale, le 22 avril dernier et à l’occasion duquel, Recep Tayyip Erdoğan s’était écrié : « Les problèmes de Bayburt sont nos problèmes, comme ceux de Kabul, du Darfur, de Baghdad, de Benghazi, de Sarajevo, de Gaza ou Jerusalem. Si nous ignorons Gaza, nous serons honteux à Bayburt. »

Certains éditorialistes turcs ont ironisé sur ces références géographiques, demandant en particulier en quoi, dans la conjoncture et les incertitudes du moment, les capitales arabes pouvaient être si directement intéressées par les résultats électoraux de l’AKP. Relevons pourtant l’insistance du premier ministre à citer des villes palestiniennes, y compris Jérusalem et Gaza : il continue là (au moins verbalement, puisqu’on sait que des discussions bilatérales ont repris récemment entre Ankara et Tel-Aviv) sa politique de la « main dure » contre Israël et de soutien aux Palestiniens, qui plaît à la fois à l’opinion publique turque, au monde arabo-musulman, à Téhéran et au Hezbollah libanais (IRNA, agence de presse de la République islamique, et al-Manar, la télévision du Hezbollah, ont donné une large publicité à cette partie du discours). À travers cette liste des capitales arabes, on a en fait chez Recep Tayyip Erdoğan ce 12 juin, une forme de persistance de l’idée du « modèle turc » censé faire référence dans les « printemps arabes » en cours : la crise turco-syrienne est pourtant actuellement l’illustration la plus évidente des limites dudit « modèle » – sans que l’on puisse d’ailleurs reprocher à la Turquie de ne pas avoir vu venir, mieux que tous les autres, les révolutions arabes, et la crise sanglante de la dictature baasiste de Damas.

Mais on trouve aussi dans le discours du premier ministre une remarquable définition (au sens du bornage des limites) du fameux « néo-ottomanisme », appellation que l’on accole volontiers depuis 2007 à la « nouvelle diplomatie » menée par le ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu. Que l’on reporte effectivement sur une carte les villes nommées par le « nouveau sultan » : des Balkans occidentaux (Sarajevo, Skopje) au Caucase (Bakou), de la Mésopotamie (Bagdad) au Nil (Le Caire, via Damas et Jérusalem), de Chypre (Nicosie) au Maghreb (Tunis), que retrouve l’historien, sinon les frontières de l’Empire ottoman en 1876 ? Soit au tout début du règne d’Addülhamid II (1876-1909), « le dernier grand sultan », qui a, pour freiner le déclin territorial de l’Empire, joué la carte de l’islam pour réaffirmer le lien particulier avec les Kurdes et les Arabes contre les menées des « infidèles », en l’occurrence les Puissances européennes qui se pressent alors au chevet de « l‘homme malade de l’Europe ».

Terminons en relevant une omission de taille qui fait sens dans le discours du 12 juin : la candidature de la Turquie à l’Union européenne (UE)… On n’en sera pas surpris. Le soutien à la candidature est en déclin accéléré en Turquie, résultat des divisions entre États membres sur la candidature, de l’hostilité déclarée de certains États (en particulier la France et l’Allemagne), des piètres performances économiques de l’Union, et des difficultés de la zone euro (la comparaison de la situation et des perspectives économiques de la Grèce et de la Turquie est cruelle pour l’UE !). La question de la candidature n’apparaissait donc que marginalement dans le programme électoral de l’AKP (à la page 151 sur un total de 160, selon un éditorialiste turc), et d’ailleurs principalement pour déplorer « l’opposition injustifiée et déloyale » de certains États-membres. On comprend aisément, dès lors, que Recep Tayyip Erdoğan ne se soit pas encombré de ce thème, au soir de sa victoire électorale. Même l’hypothèse encore évoquée, il y a peu, d’une adhésion à l’UE à l’horizon symbolique de 2023, pour le centenaire de la République de Turquie, paraît ainsi s’éloigner. Lors du discours de Bayburt, auquel nous faisions précédemment allusion, le premier ministre avait d’ailleurs plutôt promis à ses concitoyens qu’en 2023 la Turquie atteindrait un PIB de 25 000 dollars per capita et qu’elle deviendrait la 10e puissance économique mondiale.

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Sources

Article original publié le dimanche 26 juin 2011 sur le site de l’OViPoT sous le titre :
Retour sur le « discours du balcon » et sur la victoire d’un nouveau leader régional

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