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Le retour possible des syriaques du Sud-Est de la Turquie.

mardi 22 mai 2012, par Sébastien de Courtois

Depuis 2005, une trentaine de familles d’origine syriaque sont revenues vivre dans le Sud-Est de la Turquie, dans la région de Tur Abdin. Ce reportage a été originellement commandé par le quotidien Milliyet, paru les 14 et 15 mai. Il témoigne aussi de l’intérêt grandissant de la presse turque pour le sujet des Süryaniler (nom donné en turc aux chrétiens de culture syriaque). Au moment où les chrétiens quittent d’autres parties du Proche-Orient, cet exemple permet de montrer la Turquie sous un meilleur jour.

« Je me souviens très bien lorsque nous avons été obligés de partir » m’explique Ibrahim, l’un des syriaques revenus vivre en Turquie, « j’avais dix ans, c’était en 1984, mon père avait peur pour notre vie et notre avenir, les chrétiens n’était plus acceptés ! Une cicatrice qui ne s’est jamais refermée dans mon cœur. J’aime mon pays et ses habitants… » Avec ses huit frères et sœurs, Ibrahim est né dans une petite ville du Sud-Est de la Turquie qui s’appelle Idil. Nous nous connaissons depuis 2002, à l’époque je parcourais le Tur Abdin pour photographier les monuments.

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Yeni Kafro - Mıdyat
Photo : Sébastien de Courtois

Pour les syriaques, Idil s’appelle autrement, Azekh, un nom ancien qui remonte à l’Antiquité, peut-être à l’époque assyrienne. Un endroit reculé – un sorte de cuvette – situé non loin de la frontière syrienne et irakienne, peu avant le fleuve Tigre et le début des montagnes du Hakkâri. Après avoir quitté Idil, Ibrahim a grandi en Allemagne, puis en Suisse. Il parle plusieurs langues, dont le turc, l’arabe, le turoyo, le kurde, l’allemand et l’anglais. Une vie loin de ses racines. En 2000, il décide contre l’avis de ses parents de revenir dans son village natal pour voir ce qu’il en restait. Il ne pensait pas revenir un jour y vivre : « Quand je rentré, ce fut le choc pour moi, les maisons avaient été démolies, les pierres volées, et des animaux dormaient dans l’église… Il ne restait que trois familles chrétiennes, alors qu’en 1984 nous étions encore 200 familles à vivre à Idil ! » Après cette première expérience, il décide de revenir pour restaurer la maison familiale, et s’occuper du quartier chrétien où vivait encore un muhtar. Depuis, trois autres familles ont suivi son exemple courageux et peu à peu la vie reprend. Dont une venant de France, de la région rouennaise.

La situation d’Ibrahim n’est pas unique. Elle pourrait être multipliée à l’infini. Tous les syriaques vivant à l’étranger sont habités par la nostalgie du pays. Malgré le souvenir de la peur et des années de violence, surtout les décennies 1980 et 1990, lorsque des milliers de chrétiens sont partis dans l’urgence. Une violence qui ne leur a certes pas été réservée – beaucoup de gens ont souffert pendant ces années de guerre contre le PKK – mais qui les a profondément marquée, car dirigée spécifiquement contre eux, étant non-musulmans, donc considérés par les extrémistes religieux comme des étrangers et des infidèles. De la même manière, les Kurdes yézédis ont été aussi obligés de partir. Cette région est fortement empreinte de féodalisme et de conservatisme, la loi des aşiret et des ağa gouverne toujours. De nombreux crimes ayant touché la communauté chrétienne n’ont toujours pas été résolus, une cinquantaine de meurtre au total, peut-être plus, certains parlent de soixante-dix. Des meurtres organisés visant l’élite de la communauté, médecins, prêtres et muhtar. « Le maire chrétien de Idil, Sukru Tutus a, par exemple, été assassiné le 17 juin 1994, m’explique Ibrahim, les derniers chrétiens sont alors partis. On nous a chassé pour prendre nos terres, des familles Kurdes ont été alors amenées des villages extérieur à notre ville, nos maisons ont soit été détruites, soient illégalement occupées », termine-t-il.

La question des terres est très importante, ce sont des milliers d’hectares qui ont été transférés à de nouveaux propriétaires pendant leur absence : soit au nom de l’État, soit au nom des chefs féodaux possédant des liens politiques avec Ankara. Des liens avec l’AKP sont avérés. Il ne s’agit pas seulement d’argent, même si la justice voudrait que leurs droits soient entièrement respectés, sans discussion. Il s’agit de morale, de respect de l’histoire, et surtout du droit des minorités à vivre sur la terre de leurs ancêtres. Car cette partie de Turquie orientale n’est pas un lieu choisi au hasard, c’est un lieu de culture et de spiritualité, qui plonge ses racines à plus de quinze siècles en arrière. Pour les syriaques, cette région qui s’étend entre Mardin et Cizre, s’appelle le Tur Abdin, nom qui veut dire « La Montagne des Serviteurs de Dieu », à cause du nombre important d’églises et de monastères que l’on trouve dans ce périmètre. Il s’agit d’une montagne sainte, d’un endroit particulier où le christianisme s’est développé très tôt, dans le cadre de l’empire romain d’Orient.

À titre d’exemple, l’église de Mar Yakup à Nüsaybin – l’ancienne Nisibe – a été construite en l’année 325 de notre ère, ou bien le monastère de Mar Gabriel, fondé en l’an 397… À n’en pas douter, il s’agit de chefs d’œuvre de l’art qui appartiennent à l’héritage religieux des syriaques, à l’histoire culturelle de la Turquie et au patrimoine mondial de l’humanité. À notre époque, il existe cinq monastères en activités, les derniers de Turquie, ainsi qu’une vingtaine de villages où vivent des chrétiens, parfois mixtes, parfois non. L’équilibre est très fragile, ce sont à peine 2 500 personnes qui vivent dans ces collines. Le reste de la population est essentiellement d’origine kurde. C’est pour cela que le retour de plusieurs familles syriaque – une trentaine en tout –, constaté depuis 2004 et 2005, est un signe fort d’encouragement pour l’avenir de cette communauté. La sécurité retrouvée a permis ces retours, depuis aussi l’appel de Bülent Ecevit à Oslo en 2001. C’est un exemple sans précédents pour la Turquie. Les Süryanis participent ainsi à la renaissance économique des villages, à l’invention d’un nouvel urbanisme – la création de rues larges et arborées –, au retour des matériaux traditionnels de construction comme la pierre taillée, et surtout à la renaissance spirituelle et touristique d’une région qui avait mauvaise réputation. « Nous avons montré qu’une vie meilleure était possible ici, termine Ibrahim, nous avons lancé une nouvelle dynamique, il faut maintenant apporter de l’éducation et de l’espoir aux gens… »

Il y aurait entre 40 et 50 familles qui seraient revenues construire une maison à Tur Abdin. Certaines ont décidé d’y vivre à l’année, comme Ibrahim Diri à Arbo, ou comme le prêtre de Bsorino, Saliba, chacun ayant un rôle social particulier. Ils veulent créer une activité économique et participer à l’ouverture de la région en toute amitié avec leurs voisins kurdes. Il est important qu’ils soient respectés. D’autres familles préfèrent garder un pied entre leur pays d’adoption et le pays d’origine. Elles viennent dans la région pour passer les vacances. Il est vital que les enfants, nés à l’étranger puisse connaitre cette région et ses beautés, qu’ils en apprennent la culture et se créent ainsi des souvenirs.

Sébastien de Courtois.

Portraits de deux familles revenues

Midyat, la famille de M. Gabriel.

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Cave coopérative de Midyat - Vin de Tur Abdin
Photo : Sébastien de Courtois

Le nouvel hôtel de Midyat est tenu par des syriaques. Il s’appelle le Tur Abdin Otel et se trouve sur la belle route qui mène au monastère de Mar Abrohom, à la sortie de la ville, au milieu des vignes et des champs. M. Gabriel est revenu avec sa femme, Edibe, en 2002, et leurs quatre enfants. « Nous avons été les premier. On nous prenait pour des fous à l’époque ! Nous voulions être un exemple pour le peuple syriaque, montrer qu’il y avait une possibilité de retour et de vie pour nous en Turquie, dans le Tur Abdin » explique-t-il, sur la terrasse de son nouvel hôtel. « Nous avons eu notre premier client la semaine dernière, un couple de français », intervient Edibe, et de nous faire visiter les 20 chambres chacune décorée dans l’esprit de la région. « Notre maison est connue en Turquie car pendant un an elle a servie au tournage d’une série pour la télévision : Aşk bir Hayal… » continue-t-elle. Le cas de M. Gabriel est particulier. Il n’est pas revenu avec l’idée de terminer ses jours au calme, il est revenu pour travailler et donner du travail aux autres. Trois jeunes sont avec lui à l’hôtel. Il a crée aussi une société de vin, la Sarabi Fabrikasi, où il emploie avec ses associés 12 personnes, des chrétiens et des kurdes. Son vin est vendu dans toute la Turquie. Il s’améliore chaque année. Nous en goûtons une bouteille en guise d’apéritif.

En 2004, M. Gabriel a crée la Süryani Kültür Derneği qui est toujours en activité. « J’ai acheté cette terre pour y construire une maison familiale. Nous voulions être à Midyat, près d’un monastère aussi, pour obtenir ses bénédictions (rires)… Nous n’avons eu aucun problème personnel, c’est en tant que communauté que nous avons des difficultés, le problème des terres qui nous appartenaient et qui nous ont été volées est le plus grand malheur, ce sont des milliers d’hectares disparus. Nous sommes partis contre notre volonté… Après 1979, j’ai vécu 5 ans à Istanbul, puis en Suisse, où j’ai travaillé dans une usine de matériel électronique. Nous devions revenir de l’étranger, j’ai senti que c’était mon devoir de chef de famille. Ma femme était d’accord. Je ne lui ai rien imposé. En Europe, nous perdions notre identité, mes racines sont à Midyat et dans le Izlo Daği, comme les tombes de tous mes ancêtres qui ont travaillé cette terre pendant des siècles… » Pendant l’été, les villages de Tur Abdin se remplissent avec les syriaques d’Europe venues passer leurs vacances, ce sont plus de deux cent familles en tout. Des parents qui ne s’étaient pas vu depuis des années – car vivant dans des pays différents – se retrouvent ainsi dans la maison de famille. « Nous parlons notre langue entre nous, le Turoyo qui est une langue très ancienne » me dit-il. « Au fait, vous savez ce que cela veut dire le nom que nous avons donné à notre vin : Shiluh ? Cela veut dire barış, « paix » ! » Tout un symbole. Sur ce signe d’espoir, nous nous quittons alors que sonne l’appel de la dernière prière.

Famille de M. Yakup, village de Kafro.

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Yeni Kafro - Tur Abdin
Photo : Sébastien de Courtois

C’est en 2002 que M. Yakup revient pour la première fois à Kafro, seul, sans sa femme. Il voulait revoir le village de sa jeunesse, du moins ce qu’il en restait. Le vieux village est en ruine, à une centaine de mètres environs des nouvelles constructions. « À Kafro, j’étais le meilleur tailleur de toute la région, les hommes venaient de loin pour que je leur taille un costume, des chemises et des pantalons. Nous étions heureux à cette époque. Puis sont venus les évènements, un orage violent. Je suis parti en 1975, pour la Suisse… Ma femme, en 1979 avec sa famille… » Nous nous asseyons tous les deux sur le canapé du grand salon, il me montre dans un classeur les photos anciennes, celles de la vie d’avant : « Nous étions obligés de partir, des personnes avaient été assassinées au village, nous étions seuls, personne pour ne nous protégeait… » M. Yakup est revenu avec sa femme, Atiyé, en 2006, pour de bon cette fois-ci : « Nous avons vendu tout ce que nous possédions en Suisse pour construire une nouvelle maison ici. Une nouvelle vie pour nous. » Kafro est en train de revivre peu à peu, le « Yeni Kafro » dit-il en souriant.

Ce sont en effet 18 nouvelles villas qui s’alignent à l’entrée du village, dans une vaste rue bordée de trottoirs bien organisés et garnis d’arbres (ce détail n’est pas anodin dans la région). Toutes les maisons ont été recouvertes par des pierres de taille, faisant travailler les ustas et les ouvriers kurdes des villages voisins. « Notre retour n’a pas été très facile, nous n’étions pas bien vu au début, il y a eu des intimidations et des menaces. Il est normal pour nous de revenir, je suis chez moi ici en Turquie, c’est mon pays, je ne suis pas un étranger » insiste-t-il. Sa femme, nous porte un café turc et viens s’asseoir avec nous. « C’est même nous qui payons le servis pour que nos enfants aillent à l’école de Midyat » continue M. Yakup, et non l’État alors qu’il le faut pour les villages kurdes. Du même classeur, il me montre les projets d’avenir, de nouvelles villas, cinq encore vont être construites, et le projet d’une maison de retraite pour que les « Süryanis » âgés de la Diaspora reviennent au pays : « Ce n’est pas facile pour eux. Ils ont le souvenir de la peur et des nuits sans sommeils lorsqu’il fallait veiller toute la nuit… Cela donnera du travail à nos jeunes. » Enfin, tout fier, il me fait visiter sa maison, sa cuisine « capable de cuisiner pour tous mes enfants et mes petits-enfants ! », son jardin où il plante avec passions des oliviers, des cerisiers et des plans de vigne. « Le seul problème pour moi, c’est la santé, j’ai un petit problème cardiaque, je ne peux pas me faire soigner ici, je dois rentrer chaque été en Suisse chez mes enfants, la température est trop haute à Kafro, il peut faire jusqu’à 40 degrés… » termine-t-il.

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Mıdyat’ta yeni hayat
« Nouvelle vie à Midyat » Article paru dans le quotidien turc Milliyet le 14 mai 2012
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Süryanilerle demokrasi ve refah gelecek
« Avec les syriaques, ma démocratie et le prospérité vont venir. » Article paru dans le quotidien turc Milliyet le 15 mai 2012

Sébastien de Courtois est diplômé en droit et en histoire de la Sorbonne (Paris-EPHE-IVe section). Il a publié plusieurs livres dont l’un a été traduit en turc, Süryaniler, paru aux éditions Yapi Kredi Yayinlari en août 2011 qui connait un vif succès. Une seconde édition est en cours d’impression. Le titre original est : « Les Derniers Araméens (Tur Abdin) », paru en 2004 aux éditions de La Table Ronde.

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