Historien, spécialiste des chrétiens d’Orient, Sébastien de Courtois revient au Tur Abdin, au sud-est de la Turquie, dix ans après y avoir rencontré des communautés syriaques qui s’accrochent à leur terre et à leur foi. C’est aux premiers siècles de notre ère que leurs ancêtres ont enraciné là le témoignage des Apôtres, dont ils ont conservé la langue.
Sébastien de Courtois est l’auteur de : Le nouveau défi des chrétiens d’Orient, d’Istanbul à Bagdad, JC Lattès, 2009, 230 p.
Reportage en version pdf, paru dans Panorama, Octobre 2010, n°469
C’était il y a presque dix ans. Issa m’ouvrait alors les portes de Tur Abdin, région montagneuse du sud-est de la Turquie. Il revenait d’Angleterre, après trois années d’études à Oxford, pour servir sa communauté et étoffer la jeune équipe de Mar Gabriel, autour du patriarche des lieux, l’évêque Samuel. Aujourd’hui, je suis de retour. Issa s’est marié l’année dernière : « Tu vois, je suis resté finalement. La vie est meilleure maintenant, la sécurité s’est améliorée. J’ai trouvé un bel appartement à Midyat, dans un immeuble construit par un syriaque de Suède. Je possède un balcon sur la vieille ville et ses clochers… »
Car Issa se souvient, faisant référence aux « grands départs » des années 1980-90. Lorsque les chrétiens de la région ont dû fuir les combats et les luttes souterraines entre l’armée turque et le PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan). L’exode fut massif, une vingtaine de chrétiens ont été assassinés de sang-froid. En quelques années, des milliers de gens ont quitté le Tur Abdin, où l’une des plus anciennes communautés chrétiennes d’Orient. Destination l’Europe et l’Amérique dans l’espoir d’une meilleure vie. La famille d’Issa se partage entre la Suède et l’Allemagne, pays où elle s’est intégrée et a prospéré.
Malgré tout, des villages entiers s’accrochent, appuyés sur une poignée de religieux décidés à rester, coûte que coûte. Ils perpétuent la tradition des monastères pour que le fil fragile du christianisme oriental ne se brise pas. Alors que nous assistons au baptême de son filleul dans l’église de Hâh, entre chants, prières et volutes d’encens, Issa se confie un peu plus : « Dans notre mémoire, ces années noires de l’exil ont succédé à celle de Seyfo, « l’Année du sabre » (1915) et ses massacres où beaucoup de nos ancêtres ont été tués… Pas facile d’oublier.
Le Tur Abdin est de ces lieux saints qui marquent l’âme. En syriaque, cette dénomination géographique désigne la « Montagne des serviteurs de Dieu », une sorte de Mont Athos de l’Orient enclavé entre l’extrémité du plateau anatolien et la lisière des déserts de Syrie et de Mésopotamie. Il s’agit bien d’un endroit à part, singulier, au paysage jamais lassant, fait de bombements calcaires, de lits de marne, de vallons agréables, évoquant bien plus une Toscane échouée au bord de la steppe qu’une montagne sévère, refuge des anachorètes.
En ces confins de Turquie, entre les villes de Mardin et Cizre (l’ancienne Djezireh-ibn-Omar), l’histoire nous renvoie à l’époque des « Serviteurs de Dieu », qui ont précédé l’arrivée du christianisme, lorsque les cultes grecs, romains et iraniens y étaient célébrés. Selon la tradition, le monastère de Mar Yakub (Saint-Jacques) de Salah fut fondé au IVe siècle sur les ruines d’un temple zoroastrien, comme peut-être celui de Mar Gabriel (Saint-Gabriel) où subsistent des pierres taillées ayant servies de bases à des statues païennes.
Très tôt, cependant, des ermitages puis des monastères accueillent des chrétiens de tradition antiochienne, puis d’Édesse. D’ailleurs, le dialecte parlé aujourd’hui vient du syriaque, la langue ancestrale si proche de l’araméen utilisé par le Christ lui-même. Mar Awgin, un monastère perché sur un nid d’aigle, face à la plaine, a vu un moine appelé Eugène (Awgin) arriver d’Égypte avec ses disciples dès la fin du IIIe siècle. Mais cette terre imprégnée de christianisme n’est pas seulement le conservatoire d’un passé prestigieux, aux magnifiques églises et aux mosaïques byzantines, elle est aussi tournée vers l’avenir. Chaque jour, elle revit un peu plus.
Après le service, Issa me montre une petite salle de classe où les enfants se retrouvent en fin de journée pour apprendre le syriaque. Les belles lignes de cette écriture proche de l’hébreu sont tracées au feutre sur le tableau. « L’instituteur - le malphono -, est payé deux cents dollars par mois par le monastère. C’est important que nous puissions enseigner notre langue dans les villages ! Même si ces écoles ne sont pas reconnues officiellement, elles sont tolérées par le gouvernement », intervient Yuhanon, un jeune diacre venu de Mar Gabriel. Une fois l’âge du collège atteint, les jeunes vont à Midyat dans les établissements publics turcs. Mais pour des raisons d’éloignement, certaines familles pauvres envoient leurs enfants dans les monastères, qui deviennent alors des pensionnats. « C’est pour cela que vous voyez toujours cette belle jeunesse avec nous, continue le diacre. En été, les familles d’Europe nous envoient leurs jeunes pour que nous leur apprenions la langue de nos manuscrits. Pour qu’ils ne rompent pas avec nos traditions. Certains viennent même d’Australie !"
Dans le village de Kafro, dix-huit familles sont revenues d’Allemagne depuis 2005. La route contourne un poste militaire, souvenir des jours sombres. L’électricité des maisons est fournie par des panneaux solaires fixés sur les toits. « Nous voulons être écologiques, relancer l’agriculture et l’élevage dans la contrée », explique Yakup, le nouveau chef de village, un ancien ingénieur de Siemens. Sa plus grande réussite à ce jour est le café Internet qui ne désemplit pas, lieu de socialisation faisant concurrence à l’église. Comment les voisins kurdes perçoivent ces retours ? « La situation est parfois tendue, car beaucoup ont profité de notre départ pour étendre leurs terres sur les nôtres et prendre nos maisons. Alors parfois nous sommes obligés de payer, ce qui est un comble ! »
À Kafro, Yakup affirme ne pas avoir déboursé un euro, car le village était resté inoccupé, ce qui n’est pas le cas dans d’autres villages. « Regarde ce qui se passe à Mar Gabriel, interrompt Issa. Depuis 2008, nous avons dû affronter deux procès intentés par les municipalités kurdes qui entourent le monastère. Elles nous accusent d’avoir volé leur terre. Alors que les chrétiens sont là depuis le IVe siècle. » Ces procès ont provoqué des manifestations en Europe, et rappellent que la situation reste tendue, malgré de beaux signes d’ouverture.
Je laisse Issa, Yakup et Yuhanon poursuivre leur tâche. Je ne sors pas d’un songe, le Tur Abdin reprend bien vie. Je pense alors au moine Daniel qui, tel une vigie dans son petit couvent de Zaz, compose chaque soir des poèmes en respectant la métrique de saint Éphrem. Défilent alors des siècles d’histoire, des drames et des succès, les chants d’amour à une terre et, enfin, le secret espoir de voir les chrétiens revenir.
Les chrétiens de Turquie
Malgré la faiblesse de leur nombre – moins de 100 000 personnes –, les communautés chrétiennes de Turquie représentent l’ensemble de la mosaïque chrétienne orientale. Aux 2 000 syriaques de Tur Abin, il faut ajouter ceux d’Istanbul (10 à 15 000). L’autre grand groupe est celui des Arméniens (60 000) essentiellement représentés à Istanbul et dans quelques villes d’Anatolie. Il ne reste rien de l’héritage arménien à l’Est, sinon des églises abandonnées ou transformées en musées. Petite par le nombre (moins de 2 000 personnes) mais prestigieuse par son passé, l’Église grecque orthodoxe incarne l’héritage de Byzance. Le patriarche œcuménique Bartholomé veille toujours aux destinées spirituelles du monde orthodoxe des rives de la Corne d’Or.