Vide et sans limite
La question n’est pas seulement de connaître physiquement les endroits où tu vis, mais le sentiment du chez soi est également de ne pas se sentir étrangère aux dynamiques de ces lieux. Ai-je vraiment maîtrisé toutes les dynamiques d’Istanbul ? Non. Parce que tout endroit, est globalement imprégné par des relations de domination ; je ne pouvais pas maîtriser les gigantesques mécanismes qui m’encerclaient là où je suis née ni dans les rues où je travaillais. Mais il y a une différence. Au moins je les connaissais mieux. J’apprenais et je savais mieux avec qui et jusqu’où je pouvais marcher, sur quelle pierre je pouvais poser mes pieds et quelles rues sont des impasses. Ceci augmentait certainement mon pouvoir de résister.
Est-ce que cela me domiciliait pour autant ?
Peut-être qu’un jour j’aurais changé ma direction pour venir ici. Si ce jour arrive, une personne peut quitter tout ce qu’elle possède. Mais c’est elle qui fixe le moment. On peut partir après avoir décidé ce qu’on allait laisser derrière soi, ou de quelle manière on allait le faire, ce qu’il fallait achever ou non. De cette manière on peut glisser hors de ses frontières.
Il y a une différence significative entre cette sorte de glissement et le fait d’être arraché.
Mes fleurs ont manqué d’eau, les oiseaux auxquels je donnais du pain tous les matins, mes vieux amis auxquels j’apportais de la nourriture, l’olivier que j’avais planté dans mon jardin... Le roman que j’avais commencé à lire et l’article que j’étais entrain d’écrire sont restés sur la table. Les photos de ma mère, les cadeaux de mes vieux amis, les lettres que je lisais fréquemment, la campagne politique que nous avions commencée récemment et le discours que j’allais prononcer lors de la manifestation...Mes amis m’attendent au coin de la rue...
Mon chez moi, ma maison c’était eux. Je n’avais pas fini de construire ma maison. Je continuais.. Pourquoi maintenant ?
Cela peut arriver. La vie n’est pas constituée simplement de notre propre monde. Les possibilités qui s’offrent à nous dans des espaces limités ne se transforment-elles pas en même temps en chaînes qui nous entravent ? Nous ne sommes pas nées seulement dans notre maison, notre ville ou notre pays ; nous sommes nées dans le monde. N’est-il pas préférable de découvrir les miracles inconnus, les expériences, les visages de cette vie très courte que nous allons vivre et que nous pouvons perdre à chaque instant ? Mais.... S’il n’y avait pas eu de contraintes, je n’aurais pas facilement changé de direction vers ailleurs. Les oliviers, l’amie à qui j’apporte à manger et les discours à prononcer allaient continuer pour toujours.
Mais regarde maintenant, un an s’est écoulé. J’ai appris à dire mes mots, à m’amuser, à pleurer, à faire l’amour et à établir des liens à l’intérieur de ces vies que je ne connaissais pas auparavant. J’ai rencontré des gens que j’ai envie d’embrasser et ne plus jamais quitter. En plus, j’ai pu hisser la voile avec les nouveaux vents et je ne me suis pas renversée.
Je dois accepter. J’aime ces chemins. Ces rencontres dont je n’avais même pas rêvé. Rencontrer des expériences qui me paraissaient si éloignées dans le passé. Écouter. Expliquer. Être stimulée par des gens qui m’étaient inconnus. Me déployer dans ce monde non pas comme si j’étais une invitée, mais comme si j’étais chez moi, dans ma maison.
Que disait St. Hugo qui vivait en pays saxon au 12e siècle ? « Celle qui admire son pays se trouve au début du chemin, celle qui voit tout lieu comme chez elle est puissante, mais celle qui voit le monde entier comme un pays étranger est parfaite. » Alors donc, lorsqu’on est éloignée de sa maison, on comprend qu’on est exilée dans le monde. Comprendre qu’on est une exilée, n’est-ce pas là un état d’existence totalement différent ?
Lorsque j’ai perdu le sentiment de sécurité, je me suis senti également distante des symboles, des liens, des motifs et des habitudes qui m’apportaient cette sécurité jusqu’à ce moment là. Et cette distance me laisse dans le vide mais les limites de mon regard et les horizons de mes frontières s’élargissent.
Je n’aurais pas été capable d’apprendre cela si j’étais restée chez moi.
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Loin de chez moi... mais jusqu’où ? (1)
Loin de chez moi... mais jusqu’où ? (2)
Loin de chez moi... mais jusqu’où ? (3)
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Pour aller plus loin :