(.../.) A ma sortie de prison, je ne me suis pas mise à jouer à la « gentille fille » par culpabilité. J’empêchai ce procès d’atteindre ma vie. Dès que je fus relâchée, aux portes même de la prison, je déclarai que je continuerai ma lutte pour la paix. Si ma petite contribution pour la paix avait été punie de la sorte, je devais intensifier et amplifier cet effort pour le rendre encore plus grand, avant tout par respect personnel. Le chemin que j’avais pris dans la vie était façonné par les quêtes que j’avais poursuivies avant que ce complot ne m’atteigne. Cette fois, ils vinrent à moi avec des menaces directes et indirectes. Quand on révéla, en votre présence, que toutes les accusations qu’ils me faisaient porter étaient totalement infondées, la passion qui les animait pour me confondre d’une façon ou d’une autre décupla malgré tout. Le dernier exemple en fut qu’ils placèrent de fausses informations contenues dans le journal Milliyet dans mon dossier. Pourtant, dans ce même journal, on publia un article conséquent qui dévoilait la falsification des informations mentionnées ci-dessus, et dans lequel le rédacteur en chef lui-même s’excusait de ne pas s’en être rendu compte. Vous savez mieux que moi de quelle manière ces informations sont fabriquées. Le fait que cet article, que même la rédaction du journal avait reconnu comme étant falsifié et qui s’en était excusé, fut rapidement ajouté à mon dossier, rendit cette conspiration qui perdurait avec une incompétence sans fond, encore plus évidente.
Pourtant, malgré tout cela, je ne cédai toujours pas dans l’affaire du complot du Bazar à Épices. Mon secret était l’amour. Tout d’abord, ma famille se tint toujours à mes côtés faisant montre d’une confiance et d’un soutien sans faille. Mon père, toujours la pipe à la main, travailla tel un détective dès le premier jour. J’imagine que la détresse ressentie par les chirurgiens qui doivent opérer leur propre fille pesa aussi sur lui, mais jamais il n’en montra aucun signe. Je sentais toujours sa main sur mon épaule, m’apportant réconfort et soutien. Ma mère était une femme typique de la période républicaine et c’est la raison exacte pour laquelle ce qui m’arriva la toucha si profondément. Comme ils nous avaient mis sur écoute téléphonique, ils connaissaient l’état de santé de ma mère et c’est pourquoi ils m’avaient dit qu’elle allait bientôt mourir. En dépit de sa grave maladie de cœur, elle ne cessa jamais de protéger sa fille contre cet assaut dévastateur. Elle alla de porte en porte, devenant un relais entre la société et sa fille en prison. Cependant, sa maladie cardiaque l’emporta sur elle et elle mourut juste après ma libération. Pourtant, elle n’était pas triste quand elle nous quitta et avait plutôt le sentiment que justice avait finalement été rendue, parce qu’elle n’entendit pas les derniers échos sur le procès.
D’un autre côté, ma sœur, qui était une femme d’affaires réputée, changea totalement de vie pour moi. Dès qu’elle eut vent des accusations à propos du Bazar à Épices, elle me rendit visite en prison et m’annonça : « je vais prendre part à ta bataille juridique. Je serai ton avocate. » Et elle abandonna réellement son emploi dans lequel elle avait considérablement réussi ; elle repassa l’examen d’entrée à l’université, étudia le droit, obtint son diplôme et devint avocate. Le pouvoir de l’amour nous donne la force de résister même dans les pires difficultés qu’on puisse imaginer. Je fus en capacité de continuer à résister avant tout grâce à ma famille. Mais n’y avait-il que ma famille à mes côtés ? Mon père ne resta jamais seul au cours de cette bataille juridique. Les avocats qui m’avaient défendue pendant sept ans se battirent avec énormément de dévotion personnelle et gardèrent intacte ma foi dans le système judiciaire. Par dessus tout, j’ai toujours ressenti la présence d’un réseau protecteur autour de moi, composé avant tout de mes amies et de tout ceux qui me soutenaient. La solidarité dont je fus l’objet était si incroyable que ma foi en l’humanité demeura toujours inébranlable. Même mes professeurs firent part de leur impression sur moi à la Cour. Après le dernier procès, des centaines de personnes, dont des artistes et des penseurs très célèbres en Turquie, firent des déclarations telles que : « Nous sommes témoins que Pinar Selek est contre la violence. »
Par la présente, j’exprime ma gratitude envers ma famille, mes avocats, mes amis, les femmes, et envers toutes les personnes honnêtes qui m’ont aidé à traverser ces huit dernières années.
Je me suis protégée, j’ai défendu mon existence contre la cabale et la damnation dont j’ai fait l’objet. Ce complot ne m’a pas affaiblie mais, au regard de ce pays, il s’agit d’une récurrence historique. La thèse qu’on m’a subtilisée consistait, malgré toutes ces imperfections, en une recherche de moyens, de perspectives d’analyse de nos difficultés, autres que ceux poursuivis au travers des politiques nationales sécuritaires. Avoir tort ou raison n’est pas la question. Mais si un phénomène est réel, l’important est de décrire cette réalité en profondeur. On ne devrait jamais oublier cette maxime : « si tout était limpide, la science ne serait pas nécessaire ». D’un point de vue scientifique, ce qui, au premier abord, ressemble simplement à la chute d’une pomme, se réfère à de nombreuses réalités, des racines de l’arbre, au vent et à la terre. De façon analogique, nous devons gérer l’ambiance de violence dans laquelle nous vivons depuis vingt ans. Pour surmonter les difficultés, nous devons tout d’abord les comprendre ; et, pour les comprendre, nous devons effectuer des recherches et mener des études. Je crois que nous pouvons cicatriser et nous rétablir, même grâce à la plus modeste des contributions, tant qu’elle est porteuse de bonnes intentions. Mais nous ne sommes pas encore en capacité d’y parvenir. Nous ne faisons encore qu’attendre et regarder l’eau s’assombrir, lentement dépourvus d’air jusqu’à suffocation.
Les événements qui ont eu lieu les 6 et 7 septembre [1]. sont encore présents dans nos esprits. A cet époque, on blâma les communistes ; partout dans le pays, des communistes furent arrêtés. A cause de cela, même Aziz Nesin [2] fut arrêté. On comprit plus tard, pendant les procès de Yassiada [3]. Des sommités du parti politique en place, que ces sévices avaient été orchestrées par les pouvoirs politiques de l’époque. Par ailleurs, on révéla que le poseur de bombe était Oktay Engin, un membre de l’Organisation de l’Intelligence Nationale ( Milli Istihbarat Teşkiları, MIT). Mais alors qu’advint-il ? Les gauchistes furent contraints au silence pour un certain temps, puis obligés de se défendre. A chaque fois, c’est ce qu’il se passe. Les groupes d’opposition sont constamment stigmatisés, accusés à tort de façon à être tenus pour responsables. Ils ont toujours été forcés de se justifier, de se défendre, pour être considérés. Comme l’écrivit Orhan Veli [4] :
« Tu parles de famine
Alors, tu es un communiste
C’est toi, alors, qui incendies tous les immeubles
Ceux d’Istanbul, c’est toi
Et ceux d’Ankara, c’est toi
Ah quel salaud tu fais... »
Avec mon profond respect,
Pınar Selek.
L’atelier des Artistes de Rue - Plaidoirie de Pinar Selek (1)
Le complot et la prison - Plaidoirie de Pinar Selek (2)
Solidarité contre acharnement - Plaidoirie de Pinar Selek (3)
- Traduction du Turc vers l’Anglais : Begum Acar, Derya Bayraktaroğlu, Feride Eralp, Yelda Şahin Akıllı.
- Édité par : Emek Ergun, Feride Eralp
- Traduction de l’Anglais vers le Français : Julie Mills.