Un printemps turc ?
Comme il était à prévoir, les comparaisons avec les printemps arabes ont vite fleuri et sont encore présentes dans toutes les têtes. Certaines analogies existent bel et bien : importance d’Internet et des réseaux sociaux, rôle moteur de la jeunesse, réappropriation pacifique d’un espace public confisqué par l’État, caractère résolument urbain, sur fond de baisse de la fécondité, d’augmentation du niveau d’éducation et d’urbanisation massive. Mais la comparaison s’arrête là, car contrairement aux régimes tunisien et égyptien, pour ne prendre que les deux pays les plus symboliques des révolutions du Printemps Arabe, le parti au pouvoir, certes adepte de méthodes autoritaires, n’en est pas moins investi d’une très forte légitimité démocratique et garant, en dépit de nombreuses atteintes aux libertés et aux droits fondamentaux notamment dans le cadre de la question kurde, d’une relative ouverture du champ politique et d’une certaine légalité républicaine.
Par ailleurs la Turquie sort d’une décennie de croissance économique rapide et continue, ayant même surmonté sans trop de dégât l’effondrement du marché spéculatif des biens immobiliers aux États-Unis et les crises répétées de la dette en Europe. L’économie turque, fortement ouverte et très dynamique, ne s’appuie sur aucune manne pétrolière ou gazière particulière et les profits font l’objet d’une redistribution certes imparfaite mais réelle et mesurable. Le PIB par habitants en PPA est ainsi passé d’environ 9000 $ en 2001, année de crise économique, à 14 000 $ en 2012, et le taux de développement humain en 20 ans de moins de 0,5 à plus de 0,7. Enfin et surtout, le parti au pouvoir est un parti religieux conservateur qui a accédé au pouvoir en dépit de l’opposition de l’armée et a su le conserver grâce à ses réseaux d’influence et à une base populaire solide, soit l’exact contraire des régimes de Ben Ali ou de Mubarak.
Le fond du conflit n’est pas de l’ordre de la désespérance sociale, de la frustration accumulée par une jeunesse urbaine éduquée bloquée dans ses rêves d’ascension sociale, touchée de plein fouet par le chômage et révoltée par un système de corruption généralisé mis en place un pouvoir clientéliste et dictatorial. Elle réside plutôt dans le décalage de système de valeurs entre une population encore largement conservatrice, un régime aux pratiques autoritaires et paternalistes, un leader autoritaire qui se voit comme incarnant le renouveau de la Nation, un pays qui laisse peu à peu ses années de plomb et ses conflits militaires derrière lui, et une jeunesse occidentalisée, héritière d’une certaine culture de gauche laïque, ouverte sur le monde, ayant accès à une culture de loisirs de masse, qui n’hésite pas à revendiquer un mode de vie différent du conservatisme ambiant notamment sur la question de la liberté des mœurs. La répression excessive d’une contestation très localisée et les réactions maladroites et arrogantes d’un régime au pouvoir depuis plus d’une décennie ont mis le feu aux poudres, et déclenché des manifestations de masse, ainsi que la jonction du mouvement avec les grandes organisations syndicales et les partis politiques de gauche et d’extrême-gauche.
Les perspectives de résolution
L’issue du conflit est difficile à prévoir, dans un pays malheureusement coutumier des convulsions politiques, partie prenante d’un conflit syrien qui menace de déborder à sa frontière, occupé à régler la question kurde qui empoisonne son existence depuis trente ans et engagé dans une révision constitutionnelle délicate que le parti au pouvoir à lui seul ne suffira pas à approuver. Un certain nombre de commentateurs ont commencé à suggérer qu’une prise de pouvoir des modérés de l’AKP permettrait sans doute au conflit de s’apaiser. Cependant on peut douter qu’Erdoğan démissionne par lui-même d’une fonction qu’il occupe et incarne depuis une décennie, et on peine à imaginer la configuration qui pourrait le forcer à quitter son poste malgré lui.
Par ailleurs les deux hommes forts du pouvoir ont jusqu’à présent toujours coopéré dans les moments de crise, comme en 2002, lorsqu’Erdoğan est empêché par sa condamnation pénale d’accéder aux fonctions de Premier ministre ou en encore 2007 lors de la crise de l’ « e-memorandum » qui avait vu la dernière tentative sérieuse de l’armée de lutter ouvertement contre la domination politique de l’AKP. La tenue d’élections anticipées, justement, évoquée mardi 4 juin par le ministre de la santé Mehmet Müezzinoğlu sur un ton de défi, pourrait fournir un scénario de sortie de crise, d’autant plus aisément que l’AKP est à l’heure actuelle à peu près assuré de remporter n’importe quelle confrontation électorale. Elles offriraient également une possibilité d’évincer Erdoğan, que le statut de l’AKP interdit de se représenter pour un quatrième mandat, ou de procéder à une permutation anticipée entre le Président et lui.
Autre scénario envisageable : l’essoufflement, à mesure que les étudiants des grandes villes turques retourneront dans leurs familles à l’occasion des grandes vacances, lesquelles familles vivent souvent dans des agglomérations de taille plus modeste, plus conservatrices et où leur liberté de mouvement et d’organisation sera moindre. De même la plupart des lycéens se lasseront tôt ou tard de participer à ce grand tohu-bohu, a fortiori si la politique reprend ses droits et qu’un certain nombre de gages sont donnés par le pouvoir en lien avec les revendications modérées de la plate-forme Taksim. De même le CHP et le BDP ne prendront sans doute pas le risque d’appuyer indéfiniment le mouvement, et ce qui sera certainement interprété comme un lâchage ou une impardonnable mollesse politique pour beaucoup participera néanmoins sans doute d’un retournement de conjoncture qui pourrait être fatal à un mouvement par essence marqué par une certaine labilité.
Mais des issues plus tragiques ne sont malheureusement pas à exclure, d’autant qu’Erdoğan a manifestement décidé de jouer le rapport de force. On assisterait alors à un pourrissement du conflit, tandis que le pouvoir s’efforcera de bloquer au moins ponctuellement les réseaux sociaux, de traduire en justice les internautes au motif d’incitation à la révolte et de procéder à des coups de filet répétés visant à interpeller les membres les plus actifs du mouvement et à décourager les autres. Si le choix est fait d’opposer aux « vandales » des contre-manifestations rassemblant des partisans de l’AKP, les événements ont quelques chances de dégénérer vers une situation qui rappellerait les luttes politiques sanglantes des années 70. On a déjà pu avoir un avant-goût de ceci le 5 juin avec l’attaque de membres de l’Union de la Jeunesse de Turquie à Rize, ville d’origine de la famille du Premier ministre, par des militants d’extrême-droite (ülkücü) et des partisans de l’AKP, qui s’est traduite par plusieurs blessés.
Dimanche 16 juin, à la suite de la reprise du parc Gezi par le police et du meeting géant organisé par l’AKP dans la banlieue d’Istanbul (Kazlıçeşme), des partisans du parti au pouvoir munis de bâtons et de couteaux sont également descendus du quartier de Kasımpaşa pour arpenter les quartiers de Cihangir et de Tophane. À Konya la police a même dû intervenir pour protéger des manifestants qui avaient commencé d’occuper le parc central de la ville contre les tentatives de lynchage de contre-manifestants. On assisterait alors au bout d’un certain temps à des opérations de déstabilisation de la part des services ou de branches paramilitaires liées à l’ « État profond » visant à décrédibiliser le mouvement, et à une radicalisation parallèle d’une partie des manifestants avec l’entrée en jeu véritable des groupuscules révolutionnaires violents. Dès lors un mouvement contestataire originellement apolitique et pluraliste se transformerait en un conflit politique qui épouserait les lignes de fracture politiques et confessionnelles du pays, entre Alévis et sunnites, kémalistes et islamo-conservateurs, extrême-gauche révolutionnaire et extrême-droite idéaliste et violente.
L’épreuve de force
De fait, dès son retour d’Afrique du Nord dans la nuit du jeudi 7 juin, le Premier ministre turc s’est lancé dans une campagne intensive ayant pour but d’organiser la riposte contre les manifestations. Le parti s’est alors rangé comme un seul homme derrière la nouvelle ligne dure imposée par le Premier ministre, revenant sur les déclarations beaucoup plus conciliantes qu’on avait pu noter jusque là. Erdoğan a enchaîné les visites éclairs à Adana, Mersin, Ankara et enfin Istanbul où des milliers de partisans viennent l’accueillir, ponctuées à chaque fois d’interventions tonitruantes et de tirades agressives à l’encontre des manifestants : « Nous ne donnerons pas d’opportunités à ceux qui veulent semer les graines de la division » (Adana le 9 juin) « Ceux qui orchestrent des machinations, qui tendent des pièges ne gagneront pas dans ce pays » (Mersin le même jour), « Tout ce qu’ils font c’est frapper et casser. S’attaquer aux bâtiments publics, détruire et brûler » (Ankara le même jour). La stratégie d’occupation médiatique mise en œuvre par le Premier ministre, dont les chaînes retranscrivent en direct chacun des discours a permis d’imposer un contre-cadrage très efficace des mobilisations en cours, dépeignant les manifestations comme des tentatives de déstabilisation politique menée par des groupes « marginaux » de kémalistes et de révolutionnaires radicaux n’ayant aucun rapport de près ou de loin avec l’environnement. Les éléments de langage mis au point par le pouvoir désignent différentes catégories mises en cause : manifestants considérés comme des vandales qui cassent et qui brûlent, médias internationaux qui se complaisent à aggraver la situation, lobby des taux d’intérêt qui souhaite mettre l’économie turque à genoux et enfin parti de l’étranger à l’origine d’une machination (oyun) visant à renverser la démocratie turque. Les souvenirs de l’exécution de Menderes (1961), de l’assassinat présumé d’Özal (1993) et de la chute d’Erbakan (1997) se trouvent aussi volontiers convoqués pour composer le martyrologe d’un pouvoir qui déclare se refuser à tomber à son tour sur l’autel de la démocratie. Ce positionnement agressif permet tout à la fois au Premier ministre de reprendre la main médiatique et de reprendre en main son parti et son appareil d’État pour contrer les éléments plus modérés. Mais il présente l’inconvénient de limiter fortement l’effet des « avancées » proposées lors d’entrevues tumultueuses menées les jeudi 13 et vendredi 14 juin avec des représentants de la Plateforme Taksim. Le pouvoir s’était alors engagé à respecter le processus judiciaire en cours sur la construction de la caserne, et, au cas où celui-ci débouche sur une autorisation, à faire passer le projet par référendum. Mais l’attitude constamment belliqueuse du Premier ministre, l’accroissement parallèle de la répression et le climat détestable dans lequel se sont déroulées les entrevues (marqués notamment par la tentative de former un groupe alternatif composé de personnalités nommées d’autorité et le départ en furie d’Erdoğan au milieu d’une d’entre elles) ont empêché ces « pas en avant » d’être perçus comme des compromis constructifs. Considérés à l’inverse comme tardifs, insuffisants et dépourvus de toute garantie par les manifestants, ils n’ont permis de dégager aucun consensus à même de déboucher sur une sortie de crise.
Le bâton sous l’abaya
- Les « immobiles » place Taksim (duran adamlar)
- Traduit aussi par « hommes debout » ou « hommes arrêtés »
Le mouvement initial a trouve sa conclusion brutale durant le week-end du 15 et 16 juin. Les propos tenus par Erdoğan dès le mercredi 12 juin lors d’une réunion avec la Confédération des Artisans et Petits-commerçants de Turquie (« j’ai donné des instructions à mon ministre de l’Intérieur, cette affaire sera terminée sous 24 heures ») laissaient déjà augurer d’une intervention policière pour disperser les occupants de Taksim. L’opération est menée en deux actes : le vendredi matin, les forces antiémeute font leur entrée sur la place, annonçant leur volonté de nettoyer le centre culturel Atatürk et le monument de la République des pancartes, drapeaux et banderoles dont les manifestants les ont couverts. Suite à l’opposition de certains d’entre eux, qualifiée d’ « agression à base de pavés et de cocktails Molotov », les forces de police investissent la place Taksim mais précisent qu’elles ne toucheront pas aux occupants du parc adjacent. Quelques heures plus tard, le soir venu, le parc Gezi se retrouve pourtant noyé sous un nuage de gaz lacrymogènes. Le samedi soir, l’ordre d’évacuation est donné et la police envahit brutalement le parc, alors occupé par un public familial. Des centaines de blessés sont à déplorer. Plusieurs TOMA, Scorpions et Cobras (véhicules blindés légers) prennent place autour de Taksim pour empêcher que les lieux ne soient réinvestis, et toute la nuit de violents heurts opposent les forces de police aux manifestants qui se massent dans les rues adjacentes. Un groupe de manifestants composé de supporters de l’équipe de Fenerbahçe parti de Kadıköy sur la rive asiatique parviendra malgré les interventions policières à rejoindre la rive européenne en traversant le pont du Bosphore, pourtant bloqué à la circulation, et sera finalement repoussé au petit matin dans le quartier européen de Beşiktaş.
Le lendemain se tient un gigantesque meeting de l’AKP dans le quartier de Zeytinburnu, à l’ouest de la péninsule historique. Le mot d’ordre : « Déjouons le grand [complot] et écrivons l’histoire ». Devant un portrait géant et 200 000 ou 300 000 partisans du pouvoir qui sont venus l’acclamer, le Premier ministre explique comment il a demandé à la police de nettoyer le parc et conclu que tout le monde doit se plier à la volonté populaire, reprenant le nom du journal emblématique de la lutte pour l’Indépendance (Irade-i Milliye). Dès lors le mouvement Occupy Gezi a perdu son lieu de contestation centrale, mais les manifestations et heurts se poursuivent dans de nombreuses villes et quartiers de Turquie. L’État semble quant à lui décidé à en terminer définitivement avec le mouvement et multiplie les déclarations définitives. Egemen Bağış, ministre des Affaires Européennes et Négociateur en Chef pour l’adhésion déclare ainsi le même jour que « toute personne que se rendra à Taksim sera traitée comme membre d’une organisation terroriste », Bülent Arınç, le lendemain, qu’en cas de nécessité « la police, les forces de gendarmerie et si les actions s’étendent, l’armée peuvent être mobilisés sur demande des préfets », manière de souligner que le gouvernement tient désormais l’armée bien en main tandis que Muammar Güler, ministre de l’Intérieur, réagissant à l’annonce de grève générale faite par les syndicats DISK et KESK, déclare : « Je souhaite que les fonctions et les ouvriers s’abstiennent de prendre part à un mouvement illégal [dans le cas contraire] ils en paieront les conséquences ». Ces mêmes syndicats décideront le même jour de dissoudre leur cortège en route pour Taksim, de peur que les événements ne dérapent en un bain de sang.
- Carte des parcs d’Istanbul avec les lignes de bus qui permettent de s’y rendre. L’appel aux rassemblement dans les parcs est lancé
- Source IBB
Conscients du risque d’essoufflement du mouvement et des risques encourus, les manifestants semblent s’être mis à la recherche de nouvelles formes de mobilisation leur permettent de réagir pacifiquement à la répression. Ainsi les parcs et jardins publics stambouliotes sont en passe de se transformer en nouveaux lieux d’occupation symbolique, tout particulièrement le parc Abbasağa qui domine le quartier central de Beşiktaş et qui a été déclaré « Parc Gezi Bis » par le groupe Çarşı. En parallèle les « vandales » semblent avoir inventé une nouvelle forme de résistance passive, profitant astucieusement de la présence à Taksim de centaines de journalistes et de photographes attirés pour couvrir les événements. Le chorégraphe Erdem Gündüz, surnommé depuis l’ « homme debout » ou l’« homme d’aplomb » (duran adam) s’est présenté lundi 17 juin sur la place Taksim, frappée d’interdiction de manifester, et il est demeuré planté sur ses pieds face au Centre Culturel Atatürk, impassible et immobile jusqu’au milieu de la nuit. Imité spontanément par des passants, il a quitté la place libre alors que le groupe de personnes l’ayant rejoint ont été placés en garde à vue puis relâchés devant l’absence d’infraction commise. Bien vite des dizaines d’émules l’ont imité dans toute la ville, à Izmir, Ankara… Dans un pays où tous les écoliers apprennent dès leur plus jeune âge à se lever et observer le respect (saygı duruşu) à l’écoute de l’hymne national, voilà le geste transformé en protestation muette dressée à la face du gouvernement et des forces de l’ordre. La Turquie vient d’inventer le standing…
- Les “Vandales” de la place Taksim (1re partie) - La jeunesse dans la rue
- Les “Vandales” de la place Taksim (2e partie) - À l’origine de la contestation
- Les “Vandales” de la place Taksim (3e partie) - Le jeu dangereux des symboles
- Les “Vandales” de la place Taksim (4e partie) - Taksim, place du partage ou de la division ?
- Les “Vandales” de la place Taksim (5e partie) - Un printemps turc ?