Seulement, la terreur d’État n’a pas eu l’effet escompté. À la vérité, rien ne s’est déroulé comme le prévoyait le Premier ministre. Deux jours après la reconquête du parc, un jeune danseur défiait le pouvoir en restant immobile plus de cinq heures place Taksim, devenant instantanément, via Twitter et Facebook, la figure de « Duran Adam », l’homme à l’arrêt. Bientôt, il était imité par des centaines de personnes, et un peu partout se sont multipliées les manifestations statiques et silencieuses. Puis, dans les parcs publics, ont fleuri les forums citoyens. Non plus un seul Gezi, mais une myriade. Moins spectaculaire, car moins concentrée, mais du coup plus difficile à juguler, cette nouvelle forme de contestation est inquiétante pour le régime. Que signifie-t-elle, sinon qu’une partie de la société – sa partie la plus active, l’élite moderniste, emmenée par la jeunesse éduquée – s’est engagée dans une résistance au long cours ?
En reprenant possession du parc Gezi, c’est une victoire à la Pyrrhus qu’Erdoğan a remportée. Car il peut bien demeurer Premier ministre, voire enfoncer un peu plus la Turquie dans la nuit de ce totalitarisme que sa majorité parlementaire édifie démocratiquement ; l’important est que la peur a changé de camp, et qu’une nouvelle Turquie a mûri dans les têtes, a pris la parole, s’est constituée en réseau. Un jour, devenue alternative politique, elle mettra fin à l’islamo-paternalisme et dotera la société de l’État de droit démocratique dont elle est privée depuis trop longtemps par l’archaïsme de la classe dirigeante.
Peut-être faudra-t-il des années pour en arriver là. Mais plus rien ne sera comme avant. Un gouffre s’est ouvert, qu’aucune démagogie ne suffirait à combler. Erdoğan va connaître son automne du patriarche. Discrédité auprès de la jeunesse, des libéraux, de l’opinion internationale et de l’Europe – laquelle, aux dernières nouvelles, envisage de ralentir les négociations d’adhésion –, il gouvernera de plus en plus seul, éructera devant des parterres de plus en plus fantomatiques. Seule une très grande subtilité lui permettrait de se maintenir durablement au pouvoir. Erdoğan possède, à n’en point douter, quelques vertus. Mais la subtilité, sa gestion hargneuse de la crise l’a montré, n’en fait point partie.
De l’autre côté du gouffre, la société civile – au départ stupéfaite de sa propre audace, mais a présent plus sûre d’elle-même, en dépit des coups de massue – entend faire fructifier l’héritage de Gezi. Un héritage précieux, même si les apparences peuvent laisser croire le contraire. La vague de contestation n’ayant pas été assez puissante pour faire céder le régime, il est en effet tentant de penser que le mouvement, au fond, n’est qu’une sorte de succédané du Printemps arabe, d’Occupy Wall Street ou encore de Mai 68. Les commentateurs ne se sont pas privés de ces comparaisons pour décrypter ce qui se passe. Or justement, la comparaison, en l’occurrence, égare plus qu’elle n’éclaire. Comme le Printemps arabe, le mouvement turc est un rejet de l’abus de pouvoir et de l’autoritarisme. Mais la Turquie fait partie du G20, et à la différence de Ben Ali, Moubarak ou Khadafi, Erdogan dépend des urnes.
Comme Occupy Wall Street, Occupy Gezi s’est structuré autour d’un parc, via les réseaux sociaux. Mais ce contre quoi les Turcs se dressent est le manque de liberté, l’islamisation forcée, l’arrogance du pouvoir, et non le capitalisme financier, bien que, dans sa dimension écologique, le mouvement pose le problème du mode de gestion de l’économie. Comme la jeunesse française en 1968, la jeunesse turque, portée par le consumérisme et la prospérité, aspire à une société nouvelle, en phase avec ses désirs, et conteste pour cette raison l’ordre moral et le paternalisme. Comme en 1968, la structure institutionnelle, assise sur des principes d’autorité obsolètes, et faisant par conséquent obstacle à l’épanouissement de la société, atteint son point de rupture. Cependant, l’alternative recherchée par les Turcs ne prend nullement la forme d’un rêve tardif de révolution prolétarienne – même si le gauchisme était représenté au grand complet place Taksim.
Il y a une singularité de Gezi, paradigmatique peut-être, à tout le moins déterminante pour l’évolution politique de la Turquie. Elle réside en premier lieu dans ce fait étonnant que la crise de régime est partie d’un problème environnemental. On a tout dit sur ce que symbolise la place Taksim, ainsi que sur les antécédents qui ont rendu insupportable à une partie de la société la répression féroce des militants qui protégeaient les arbres du parc. Mais on n’a guère souligné que la question écologique s’est avérée suffisamment fédératrice pour entraîner la déstabilisation du pouvoir. Que cela ait eu lieu dans un pays livré à la bétonisation la plus immodérée, à un saccage de la nature frénétique, n’est pas une coïncidence. Et il y a fort à parier que nombre de soulèvements futurs dans le monde procèderont d’une mécanique de cette espèce.
La singularité du mouvement turc s’observe d’autre part dans sa forme. Pas d’idéologie unifiante, un refus de l’idéologie plutôt. Chacun vient avec ses motifs, ses convictions, ses revendications, et nul ne songe à les imposer à autrui. Chacun vient aussi pour écouter, participer à l’émergence d’une mentalité nouvelle, à rebours du dogmatisme kémaliste comme de l’intolérance islamiste. La véritable unité du mouvement, c’est son pluralisme, cette idée que le monde est assez grand, la société assez mûre, pour permettre à chacun de vivre et penser comme il l’entend. Cette idée que la politique n’est pas une guerre de valeurs mais le dialogue pacifique des contraires. D’où l’absence, déconcertante au premier abord, de structure et de tête. Aucun centre, aucun chef, aucune hiérarchie, aucun négociateur attitré, pas même de mots d’ordre, seulement des propositions, relayées par Solidarité Taksim, entendues ou non par les contestataires. L’horizontalité communicationnelle plutôt que la verticalité de l’organisation. Forme nécessaire du soulèvement démocratique à l’heure de la reconfiguration de l’existence par les réseaux sociaux.
Est-ce à dire que le mouvement n’a finalement rien à proposer ? Les revendications – maintien du parc, libération des manifestants arrêtés, renvoi des responsables de la violence policière, démission de l’équipe Erdoğan – semblent correspondre à une flambée protestataire. Pourtant, le mouvement veut bien quelque chose, mais pas de l’ordre de la requête. S’il n’a pas de projet politique, c’est qu’il est à lui-même sa propre fin, c’est qu’il est une utopie en acte. Il suffisait de se promener dans les allées de Gezi occupé, où coexistaient harmonieusement tous les projets, toutes les activités, pour comprendre ce que la jeunesse venait d’instituer, contre les institutions : une société libertaire. Non pas au sens idéologique de l’anarchisme communiste ou du néolibéralisme le plus radical ; plutôt à celui d’un vivre-ensemble fondé sur l’idéal d’autonomie. Une société consacrant le respect des consciences, des modes de vie. Une société où la concertation et le compromis entre partenaires supplantaient le schéma révolu de la subordination du peuple à l’État.
Il est possible que le mouvement continue de rebondir et s’amplifie une fois de plus, que la chape de plomb retombe, ou que la violence policière remette le feu aux poudres. L’essentiel est que les Turcs des jeunes générations peuvent dorénavant se servir de l’utopie Gezi pour faire émerger un système politique nouveau.
Faute de moyen de contacter l’auteur, nous avons repris son excellent article sans son autorisation. Puisse-t-il nous pardonner !
S’il lit ces lignes, nous serions heureux qu’il nous contacte au moyen du formulaire accessible par le menu à gauche et en bas.