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Turquie - Taksim, place du partage ou de la division ? - Les “Vandales” de la place Taksim (4e partie)

lundi 1er juillet 2013, par Pierre Pandelé

Taksim, place du partage ou de la division ?

La contestation elle-même, en dépit de son aspect confraternel, n’est pourtant pas exempte de divisions qui apparaissent de plus en plus clairement. La poignée d’étudiants militants à l’origine du mouvement d’occupation l’avoue d’ailleurs sans ambages : ils se sentent dépassés par l’ampleur du mouvement, qui catalyse des forces et des frustrations accumulées sur plus d’une décennie. En réalité le mouvement d’origine spontané et peu organisé, soutenu par le député BDP Sırrı Süreyya Önder, est désormais relayé par certaines forces politiques et syndicales qui apposent leurs propres grilles de lecture politiques et idéologiques. La violence de la répression et l’autisme du pouvoir a permis jusqu’à présent de souder les manifestants, mais il ne faut pas se leurrer sur leur caractère très composite et volatile d’alliances de circonstances entre des kémalistes radicaux, des communistes révolutionnaires, des pro-kurdes, des nationalistes etc. Ce caractère composite du mouvement se reflète d’ailleurs dans les modalités concrètes d’occupation de la place : les organisations kémalistes (Union de la Jeunesse Turque, Parti Ouvrier) campent plutôt à l’intérieur du Gezi Park avec les clubs de supporters qui leur sont favorables (Çarşı). Le CHP a préféré quant à lui ne pas être présent en tant que tel, pour ne pas être accusé de récupérer le mouvement.

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Hashtag graffé à Cihangir
Pierre Pandelé, 11 juin 2013.

Dans le voisinage immédiat on trouve les membres du mouvement initial, détenteurs par définition d’une légitimité importante au sein du mouvement, des représentants des « nouveaux mouvements sociaux » féministes, écologiques etc. qui évoluent une ambiance beaucoup plus libertaire et pacifique, de même que les centrales syndicales KESK et DISK. Le BDP a lui élu domicile sur un des coins de l’esplanade et se fait relativement discret. Les nombreuses organisations et partis révolutionnaires d’extrême-gauche ont élu quant à elle domicile sur la place à proprement parler : Parti Communiste Turc, Parti du Mouvement Prolétaire EHP, Parti Socialiste des Opprimés, ESP, Fédération des Droits Démocratiques, DHF, et à l’écart, non loin du monument de l’Indépendance, le HEPAR, Parti du Droit et de l’Egalité, ultra-nationaliste et dirigé par un ancien chef d’Etat-Major. On relève aussi parmi les manifestants la présence de certains membres d’organisations illégales et violentes telles que le Front-Parti de Libération du Peuple Révolutionnaire (DHKP-C) ou le Parti communiste de Turquie / Marxiste-léniniste (TKP/ML) sur les zones de « front », par exemple au niveau des barricades dressées sur la grande avenue de Gümüşsuyu qui descend en direction du Stade Inönü.

Le noyau de militants à l’origine du mouvement s’est constitué en une plate-forme, Taksim Dayanışma Platformu, qui réunit certaines instances de la société civile (Union des ordres d’architectes et d’ingénieurs, Chambre des Architectes, Ordre des médecins, responsables des centrales syndicales KESK et DISK…) et se trouve désormais engagée dans des négociations avec le pouvoir (voir « Mais qui représente le mouvement Gezi ? »). La liste de leurs revendications établie mercredi 5 juin est la suivante : conservation en l’état du parc Gezi, annulation du projet de reconstruction de la caserne des Canonniers, garanties sur la non-destruction de l’AKM, limogeage des responsables des événements (comprendre de la répression des événements), interdiction de l’utilisation des gaz lacrymogènes par les forces de police, relaxe de tous les manifestants interpellés et abandon des poursuites à leur encontre, suppression des entraves à la liberté d’expression. Mais il est fort peu probable que cette liste de revendications, quand bien même elle viendrait à être satisfaite, parvienne à éteindre le feu qui s’est propagé dans le pays.

Le risque de débordement par les nationalistes

L’un des principaux risques est celui de voir les manifestations se transformer en un mouvement insurrectionnel porté par les forces nationalistes se réclamant d’un kémalisme intransigeant, qui se considèrent pour ainsi dire par principe comme seules dépositaires de la nation turque. Un certain nombre d’entre elles semblent en effet estimer l’heure venue de se débarrasser du joug de l’AKP dont ils n’ont jamais réellement admis la légitimité démocratique. Et force est de noter que parmi les manifestants et sympathisants du mouvement, c’est le drapeau national et ses innombrables dérivés sous formes de brassards, de bandeaux, de rosettes qui dominent très largement, suivi de près par les effigies en tous genres d’Atatürk. Certes le patriotisme et le nationalisme font pleinement partie de la culture populaire turque, où chaque fête nationale voit les balcons des appartements déployer des mètres et des mètres de tissu écarlate, néanmoins il n’y aucun doute sur le fait qu’une occupation jusqu’à présent non partisane se trouve désormais appuyée, sinon débordée, par une vague nationaliste qui se déploie également à Ankara et dans les grandes cités de la façade occidentale de la Turquie, bastions traditionnel de l’opposition laïque.

Sur la place Taksim, le déplaisir des militants, souvent libertaires, anti-militaristes et idéalistes est patent lorsque retentissent les slogans kémalistes chantés à gorge déployés par les ulusalcı (nationalistes de gauche) : « Nous sommes les soldats d’Atatürk » « Heureux qui peut se dire turc ! », « les martyrs sont immortels, la patrie indivisible » etc. Des frictions ont également eu lieu dimanche avec les militants du BDP qui avaient commencé à brandir des drapeaux d’Öcalan et crier Biji Serok Apo (« Vive le leader Apo ») et autres slogans en l’honneur du chef historique de la guérilla kurde. Il a fallu l’intervention répétée de manifestants, parmi lesquels les membres des Maisons du Peuple et du BDSP (Plate-forme de la Classe Révolutionnaire Indépendante) pour trouver un slogan commun, « contre le fascisme », qui ne donne pas prise aux divergences de vue entre pro-kurdes et nationalistes de gauche. Cette alliance des contraires ne durera qu’un temps… Cette coloration nationaliste du mouvement fait en tout cas le jeu des durs au sein de la droite turque qui s’efforcent de dépeindre les manifestants comme une clique d’atatürkistes séditieux en mal de coup d’État et manipulés de l’extérieur.

L’attentisme kurde

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Militant BDP sur le toit du centre culturel Atatürk, Taksim.
Pierre Pandelé, 5 juin 2013

Les militants de la cause kurde quant à eux sont depuis le départ assez circonspects concernant le mouvement. Certes le seul député à avoir soutenu le mouvement dès son origine est bien le député BDP d’Istanbul Sırrı Süreyya Önder, hospitalisé après avoir été brutalisé par les forces de police le 31 mai en dépit de son statut de parlementaire. Mais les propos tenus le lendemain par le secrétaire général adjoint du BDP, Selahettin Demirtaş, s’ils ne reflètent pas la position de tous, exprime néanmoins sans ambages la position officiellement très critique du parti kurde : « Certaines composantes ulusalcı [nationalistes de gauche], racistes et millyetçi [nationalistes de droite] au sein du mouvement se demandent comment saboter [la résolution du] problème kurde. Nous sommes conscients de cela. Tout le monde doit être très vigilant. Les habitants d’Istanbul goûtent pour la première fois au gaz lacrymogène, mais à Diyarbakır, Hakkari et Şırnak [villes kurdes de l’Est du pays] nous avons connu ça pendant des jours entiers. [...] Nous ne permettrons pas que les événement du Parc Gezi soient retournés contre le processus de négociation. » Plusieurs éléments jouent dans cette approche pour le moins méfiante des militants kurdes, pourtant rompus aux luttes de toutes sortes et qui, il y a seulement quelques mois de cela, auraient sans doute emboîté bien plus volontiers le pas aux occupants de la place Taksim (voir « Turquie : quand la contestation croise la question kurde »).

D’une part plusieurs milliers des membres de l’organisation KCK (« Union des Communautés du Kurdistan ») émanation civile du PKK, se trouvent toujours sous les barreaux depuis la vague de procès de Silivri qui ont eu lieu entre 2009 et 2011, parmi lesquels des élus, des maires, des intellectuels… Sortant d’autre part d’un quart de siècle de répression impitoyable de l’État et d’épisodes de quasi-guerre civile dans l’est du pays, on peut comprendre que les plus impliqués des militants observent d’un œil légèrement ironique ou désabusé les déboires d’une poignée d’étudiants stambouliotes engagés dans une lutte environnementale pour la défense d’un espace vert. Sans sous-estimer pour autant les solidarités militantes nouées notamment sur les campus des grandes universités publiques d’Istanbul entre militants de gauche, beaucoup sont amèrement conscients du fait qu’un bon nombre de ceux qui s’indignent actuellement de la violence de la répression policière au cœur de la capitale stambouliote ont toujours gardé l’œil sec lorsqu’il était question des Kurdes aux confins du pays, ainsi du massacre de Roboski/Uludere.

Enfin et surtout, l’État turc sous la houlette de l’AKP est actuellement engagé avec le PKK et le BDP dans un processus de pourparlers visant à résoudre définitivement la question kurde en Turquie. On comprend donc que les Kurdes n’aient aucun intérêt à voir le gouvernement affaibli au point de ne pouvoir mener à bien cette tâche historique et l’imposer à une société où l’on a cultivé pendant des années la crainte obsessionnelle du séparatisme (bölücülük) et le culte des soldats martyres tombés dans la guerre contre les « terroristes ». Ils n’ont en outre absolument aucune envie de voir les forces kémalistes, CHP en tête, reprendre la main alors même que le principal parti d’opposition s’est jusqu’à présent toujours refusé à participer au processus de négociation en cours, paralysé par ses contradictions internes et une fracture profonde entre son aile social-démocrate et son aile nationaliste. Cela explique également la prudence des organisations kurdes sur la question de la religion, conscientes d’une part du fait que l’électorat kurde reste en bonne part très conservateur et d’autre part que l’islam sunnite constitue le seul « étendard » dans lequel on puisse se draper avec quelque crédibilité pour vanter la fraternité entre Turcs et Kurdes. Tant pis pour les Kurdes alévis majoritaires dans la région de Tunceli et ses abords, quant à eux pleinement investis dans les manifestations contre le pouvoir.

Pour la mouvance kurde, le croissant étoilé blanc sur fond ronge brandi par des milliers de manifestants ces jours derniers est moins un flambeau de la liberté qu’une tunique de Nessus. Le sobre « salut » d’Öcalan, ce vendredi, depuis sa prison sur l’île d’Imralı, qui appelle à la vigilance contre les provocations et demande ne pas laisser la place aux « Ergenekonistes » nous en apporte une énième confirmation.

La question religieuse

On l’aura compris, l’un des principaux éléments de clivage entre les manifestants et le parti au pouvoir est la question de la religion, prise dans sa dimension identitaire et politique. L’AKP est accusé de tenter d’islamiser la société turque, et on observe en effet une progression graduelle et mesurée mais réelle des signaux en ce sens. L’une des dernières polémiques en date est le projet de loi sur le durcissement de la législation sur l’alcool, adopté à l’Assemblée le vendredi 24 mai 2013, qui interdit la vente d’alcool dans tous les commerces entre 22h et 6h, impose des messages d’avertissement sur toutes les bouteilles, durci les peines en cas de conduite sous état d’alcoolémie et surtout interdit toute vente à moins de cent mètres de toute institution scolaire, lieu de culte, foyer universitaire ou centre de cours du soir (dershane). Aucune dispense touristique prévue, et pour qui sait le nombre de mosquée et de centre de cours du soir présent dans chaque quartier turc, il est à prévoir que la loi aura des effets extrêmement concrets dès son entrée en application.

Reste que le gouvernement prend grand soin de présenter ces mesures comme relevant de préoccupations de santé publique et que le Premier ministre ne s’est pas privé de rappeler que beaucoup de pays européens avaient adopté des législations similaires. Les opposants à l’AKP ne sont évidemment pas dupes, et un certain nombre de messages moquent les déclarations d’Erdoğan qui a fait de l’ayran la boisson nationale turque au détriment du traditionnel alcool anisé (rakı). Autre exemple, en décembre de l’année précédente, le Conseil de l’Éducation Supérieure a annoncé que les examens de sciences humaines organisés dans le cadre du système d’évaluation, de sélection et d’orientation universitaire incluraient désormais des questions relatives aux cours de « culture religieuse et de morale ». Or ces cours portent concrètement sur l’islam sunnite et les élèves appartenant aux minorités religieuses reconnues en sont traditionnellement exemptés.

C’est pourquoi l’annonce de la construction d’une mosquée sur la place Taksim est vécue comme un signal supplémentaire de l’islamisation insidieuse de l’espace public. Inutile pourtant de chercher des « bouffeurs d’imam » chez les «  Vandales » de la place Taksim, où les athées ne sont certainement pas majoritaires et qui sont par ailleurs parfaitement conscients du risque qu’ils encourraient à se voir dépeindre comme des ennemis de la religion… Ils ont notamment été échaudés par la polémique qui a éclaté à propos de la mosquée Bezm-i Alem Valide Sultan de Dolmabahçe, où l’on a accusé, Premier ministre en tête, les manifestants d’avoir fumé et bu de l’alcool dans l’enceinte de la mosquée. Bien qu’ayant été démentie par l’imam, qui a rappelé que la mosquée avait été utilisé par les manifestants pour s’abriter contre l’intervention de la police dans la nuit du 2 au 3 juin, l’information a été relayée par un certain nombre de journaux dans le but manifeste de nuire à l’image du mouvement. Aussi, lors de la fête religieuse de Miraç Kandili qui commémore l’ascension (mi’râj) de Mahomet aux Cieux en compagnie de l’ange Gabriel, a-t-on pu voir les « Musulmans Anticapitalistes » prier en public et distribuer comme il est de coutume des petits simits sur la place (voir « Gezi Parkı : J + 8 »). De même ce vendredi, jour de prière collective, le même groupe a organisé une prière de rue ostentatoire afin de parer à toute accusation d’irréligiosité de la part des opposants ou du pouvoir en place.

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Voir en ligne : Un poisson dans le Rakı

Sources

Par Pierre Pandelé le dimanche 23 juin 2013 - Publié également sur le site de l’OViPoT
Les “Vandales” de la place Taksim (4e partie)

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