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Ekümenopolis, un film turc à voir pour comprendre le mouvement de Gezi

lundi 16 septembre 2013, par Jean Marcou

À l’heure où les gaz lacrymogènes se dissipent et où le gouvernement croît être enfin venu à bout des dernières manifestations ou occupations qui ont encore sorti parfois le Ramadan de sa torpeur estival, il est temps de revenir sur les semaines de contestation que la Turquie a vécues, depuis la fin du mois de mai. Sans entrer dans des débats complexes et des analyses hasardeuses, Ekümenopolis, le film passionnant d’İmre Azem, n’explique sans doute pas tout, ce n’est pas d’ailleurs un documentaire sur la révolte de Gezi en elle-même, mais il peut incontestablement permettre d’en comprendre le contexte et la substance.

Ekümenopolis
Ekümenopolis
L’affiche du film

On se souvient bien sûr que ce mouvement est parti du rejet du projet de réaménagement urbain de Taksim, un site mythique de l’histoire contemporaine d’Istanbul. Or, en racontant l’histoire la plus récente de l’ancienne capitale ottomane, Ekümenopolis contribue à recadrer la contestation de Gezi, non seulement dans le contexte de la croissance effrénée de la mégalopole du Bosphore, mais aussi dans celui plus global du développement économique ravageur d’inspiration néo-libérale, qui a chamboulé les modes de vie des Turcs, au cours la dernière décennie.

L’une des forces de cette œuvre cinématographique, remarquablement montée, est d’éviter les langueurs historiques et de nous projeter tout de suite dans le vif du sujet. L’évocation nécessaire du passé urbain d’Istanbul et des prérequis économiques turcs est donc « expédiée » au travers de quelques images d’animation qui laissent rapidement place au décor : celui d’une ville globale dans un monde global. C’est dés lors un festival d’interviews intéressantes, de reportages saisissants, de simulations ou de plans évocateurs, d’images réelles ou virtuelles, qui se succèdent sur le rythme endiablé d’un thriller pendant plus d’une heure et demi, en posant cette question lancinante : Istanbul, la vitrine de la réussite économique turque des dernières années, le symbole de l’AKP au pouvoir… Istanbul, comme d’ailleurs la Turquie, ne sont-elles pas engagées dans une voie sans issue ?

Certes, le phénomène « mégapolistique », qui voit des quartiers traditionnels rasés pour permettre l’implantation de malls commerciaux, de grands hôtels, de quartiers d’affaires, de clubs de golf ou de grands équipements destinés à accueillir des manifestations sportives internationales (…), n’a rien d’exceptionnel dans le monde d’aujourd’hui, mais le mérite du film est d’en montrer le coût véritable, en sachant sortir des enjeux globaux pour venir sur le terrain le plus prosaïque suivre en l’occurrence les mésaventures d’un groupe de résidents du quartier stambouliote informel d’Ayazma. « Des empêcheurs de tourner en rond ! », explique Ali Ağaoğlu, le promoteur célèbre qui veut construire une piscine pour tous les Turcs. « Des gens qui sont au contraire le témoignage vivant des méfaits des politiques néo-libérales », réplique Cihan Uzunçarşısı Baysal, une consultante urbaine qui s’alarme de la non-reconnaissance du droit au logement par la Constitution turque. La fresque des grands projets brossée en permanence sous nos yeux devient alors d’autant plus inquiétante qu’elle conditionne directement le devenir de quelques personnages confrontés à la destruction de leur gecekondü, puis aux incertitudes des procédures de relogement, et enfin à un cadre de vie qui n’est décidément pas le leur au point qu’ils retournent vivre dans leur ancien quartier…

Bien qu’ayant pour cadre une ville mythique, cette histoire rappelle furieusement celle des cités dortoirs des villes européennes de l’après-guerre, tout affairées aujourd’hui à dynamiter les sinistres barres de béton qu’une logique terrifiante a pu engendrer. « Comment peut-on imaginer que cette urbanisation n’engendrera pas, comme dans le reste de l’Europe, les mêmes effets désastreux pour le lien social et qu’elle ne devra pas être à son tour rasée ? », se demande la sociologue urbaine Hatice Kurtuluş. Le problème, explique le film, est que derrière cet avenir radieux, il n’y a pas que des experts et des politiques qui se trompent mais aussi un véritable système, celui qui a vu notamment l’ascension fulgurante du TOKI (Toplu Konut Idaresi Başkanlığı), cet organisme de logement social devenu bras armé des grands projets d’équipement du gouvernement. De telles institutions conditionnent aujourd’hui en Turquie des choix fondamentaux, comme ceux que les manifestants de Taksim ont voulu contester. Parmi eux, ceux qu’implique en particulier la construction d’un troisième pont sur le Bosphore, dont les premiers travaux ont été inaugurés, par Recep Tayyip Erdoğan en personne, quelques jours avant les débuts de la contestation de Gezi. Il s’agit en réalité de bien plus qu’un simple pont, expliquent l’urbaniste Hüseyin Kaptan ou le sociologue Şukru Aslan. Car là encore on est en présence d’une décision qui est révélatrice d’un système où le profit (ventes d’automobiles, spéculation immobilière) et la mise en scène politique du progrès sont privilégiés au détriment des transports en commun et de la préservation de l’environnement, c’est-à-dire finalement de la prise en compte de l’intérêt général. « Peut-on imaginer construire un hôtel dans Central Park (à New-York) ? Non parce qu’il est acquis que cette partie de la ville est faite pour respirer », explique Mücella Yapıcı, la présidente de la Chambre des architectes d’Istanbul, qui a été l’une des figures de proue du mouvement Occupy Gezi !

En réalité, lorsqu’on a vécu un certain temps à Istanbul, ce dont ce film fait finalement prendre conscience, c’est que longtemps les gouvernements successifs ont vécu la croissance incompressible de cette ville comme une fatalité, et qu’aujourd’hui, le gouvernement de l’AKP, non seulement assume celle-ci, mais entend la conjurer en se lançant dans des projets fous, dont on est loin d’avoir vu le bout. Sans doute peut-on discuter le constat fait par le film et le caractère un peu définitif de certains arguments, mais l’intérêt de ce document est non seulement de questionner les choix de développement qui sont faits à l’heure actuelle en Turquie, mais aussi de refléter l’état d’esprit qui est sans doute celui d’une partie significative des acteurs du mouvement qui a ébranlé le « modèle turc », pendant plusieurs semaines.

Projection du film à Paris le vendredi 20 septembre à la CNT, 33 rue des vignoles 75020, Paris - Metro : Avron/ Buzenval
Inscription : Ekümenopolis - Projection débat

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Sources

Ekümenopolis, un film à voir pour comprendre le mouvement de Gezi
OViPoT - Jean Marcou - vendredi 26 juillet 2013

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