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Turquie : La jeunesse dans la rue - Les « Vandales » de la place Taksim (1re partie)

jeudi 27 juin 2013, par Pierre Pandelé

La Turquie vit depuis près d’une semaine l’une des pages les plus importantes de son histoire récente et l’AKP l’un des plus gros défis qu’il ait connus depuis son arrivée au pouvoir en 2002. Qualifiés de « vandales » (çapulcu) par le Premier ministre Erdoğan, les manifestants n’ont pas tardé à faire œuvre de dérision et s’approprier le vocable, qui connaît désormais ses déclinaisons anglaise (« chapulling ») et française (« chapuler »). Retour en cinq parties sur des événements susceptibles de changer la face du pays.

La jeunesse dans la rue

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Place Taksim, 14 juin 2013.
Photo : Pierre Pandelé

Dans tout le centre-ville d’Istanbul flotte ces derniers jours un âpre parfum de folie. Dans les districts centraux stambouliotes de Beyoglu, Sariyer, Kadikoy, Üsküdar, mais aussi dans les quartiers périphériques d’Ümraniye (nord-est), de Pendik (sud-est) ou d’Esenler (nord-ouest), on peut voir et entendre des Turcs klaxonner au volant de leur voiture, agiter des drapeaux aux couleurs nationales ou à l’effigie d’Atatürk, crier des slogans tels que « Démission du gouvernement !  », « Côte à côte contre le fascisme », « Nous vaincrons à force de résistance », tambouriner sur des poêles, des casseroles ou les rideaux de fer des magasins… La jeunesse d’Istanbul s’est prise quant à elle d’une frénésie d’échange de photos, articles, de messages de soutien, d’alerte ou de dénonciation transitant par Facebook (voir la page Occupygezi) et Twitter (hashtags #OccupyGezi ou #DirenGeziParki) qui prouvent une fois de plus leur capacité à relayer les mouvements sociaux. Les vidéos, les retransmissions en direct des lieux « chauds » par des caméramen amateurs ou des télévisions étrangère (notamment la chaîne norvégienne VGTV), les photographies, les citations, les clichés ou propos détournés pullulent sur la toile et le mouvement Occupy Gezi, s’il n’a sans doute pas encore trouvé son nom définitif, s’est d’ores et déjà paré de quelques images emblématiques, telles cette jeune femme offerte dans une position christique au canon à eau d’un camion anti-émeute ou ce jeune homme de dos, guitare en bandoulière, photographié de dos, seul dans l’avenue Istiklal face à un bataillon de forces de l’ordre. Toutes les photographies prises lors des événements ne présentent pas toutes, loin s’en faut, ce caractère de romantisme révolutionnaire : témoins ces images particulièrement choquantes d’une jeune femme gisant inanimée sur une pelouse, le crâne fracassé par une capsule de gaz lacrymogène ou celle d’un homme recroquevillé à moitié nu sur un bout de trottoir, environné par cinq policiers en train de le passer à tabac.

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« Les Invincibles » composés de personnages emblématiques des affrontements, image en perpétuelle évolution selon le plébiscite des internautes
“Les Invincibles”, personnages emblématiques du mouvement : “L’homme qui lit un livre”, “Le Guitar Hero”, “L’homme Talcid”, “La fille en rouge”, “Redhack”, “L’homme debout”, “Groupe de supporters Carsï”, “le Présentateur”, “Le compatriote à poil”, “L’orchestre poêles et casseroles”, “La fille en noir” “Vedat le joueur de tambour” “Le danseur à la Michael Jackson” “V pour la Tante Vildan” “Le compatriote tout terrain”. La liste évolue en fonction des préférences des internautes.

Ces derniers jours, la place Taksim a pris des apparences de fête populaire : une foule multicolore, joyeuse, bigarrée s’amasse dans le parc et aux alentours, au milieu des décombres et des vestiges des affrontements qui ont marqué les premiers jours du mouvement, avant que la police ne reçoive l’ordre de se retirer. Il y a des airs tout à la fois de carnaval et de premier mai à Istiklal Caddesi où les gens, contrairement aux usages, sirotent des bières en plein air, discutent, partagent des tranches de pastèque, font de la musique, enchaînent des danses endiablées sur des airs de halay, de horon, de delilo ou de şemame, airs populaires turcs et kurdes d’Anatolie, photographient les inscriptions murales ou s’adonnent eux-mêmes à l’art du grafitti, posent devant les véhicules calcinés comme autant de trophées de la lutte en cours. L’ambiance générale est extrêmement bon enfant. Peu ou pas de débordements à signaler, beaucoup de solidarité et d’entraide. Faisant mentir le qualificatif dont ils ont écopé, les « vandales » ne se sont livrés à aucun pillage ni agression contre la population. On est loin du rassemblement d’extrémistes alcoolisés vilipendé par le Premier ministre.

Sur le Gezi Park, le noyau des membres à l’origine du mouvement d’occupation a constitué une bibliothèque de fortune, sur le modèle de l’auberge espagnole. Chacun amène et emprunte les ouvrages de son choix mais les étagères en parpaings débordent littéralement de livres, si bien que les organisateurs supplient les manifestants de passage d’en emporter le plus possible. Un peu plus loin, des musiciens professionnels ont organisé un concert de musique classique ; le mot d’ordre : « Que vive l’art en défi à l’obscurantisme ». Le son des flûtes traversières et des violons se mêle au joyeux brouhaha, mélange de chants patriotiques et révolutionnaires, de chanteurs engagés tel le kurde Ahmet Kaya, d’airs populaires connus de tous. Les vendeurs de rue, jamais longtemps absents en Turquie, n’ont pas tardé à investir les lieux et à proposer opportunément boissons, nourriture, drapeaux aux manifestants et aux passants, mais aussi masques de chirurgien, lunettes de plongée et gants rembourrés pour ceux qui veulent aller « au feu » (« Une semaine à Taksim : d’une économie de subsistance à une économie du loisir »).

Les bannières des partis politiques, des organisations d’extrême-gauche, les effigies de personnages célèbres ou emblématiques se croisent et s’entremêlent : le Parti Communiste Turc, le BDP kurde représenté au Parlement, le Parti de la Démocratie Socialiste, parti révolutionnaire d’extrême-gauche, les drapeaux arc-en-ciel des mouvements LGBT, les organisations proches du CHP, principal parti d’opposition et bien d’autres encore. Les organisations syndicales ont aussi fait leur apparition dans le mouvement, et ont emmené avec elles leur matériel logistique et leur habitude des grands rassemblements. La façade du Centre Culturel Atatürk (AKM), énorme bâtiment gris sombre en béton armé fermé depuis 2008 pour cause de rénovation, s’orne de bannières géantes suspendues depuis le toit par les manifestants qui ont investi le bâtiment. En lettres rouges sur fond blanc, un immense mot d’ordre visible depuis toute la place : « Ne plie pas l’échine ». Sur le monument de la République commémorant la création de la République qui trône à l’entrée de l’avenue de l’Indépendance, la statue d’Atatürk voisine avec une banderole en l’honneur d’Ibrahim Kapakkaya, révolutionnaire marxiste torturé et assassiné dans la prison de Diyarbakır en 1973, pour qui le régime d’Atatürk n’était qu’un avatar du fascisme. Vision atypique. Même les supporters des grands clubs rivaux de Turquie, habituellement à couteaux tirés, fraternisent et posent bras dessus bras dessous dans leurs maillots respectifs. Difficile d’imaginer symbole plus approprié de ces folles journées stambouliotes…

Danse au bord d’un volcan

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Place Taksim, 14 juin 2013 « Tayyip qu’est ce que t’as ? T’es un peu pâle là. »
Photo : Pierre Pandelé,

Mais c’est une joie précaire que celle qui se donne à voir car le soir et parfois la pluie venus, chacun de se demander avec quelque appréhension quand la police interviendra pour réinvestir le parc… Alors les plus investis de peaufiner leurs barricades de fortune, où s’empilent pêle-mêle des barrières, des pavés, des équipements de chantier, parfois des carcasses de véhicules calcinés. Leur nombre tend à croître au fil des jours… Et les rumeurs les plus folles de circuler au gré des conversations et des téléphones portables : « ça chauffe du côté de Dolmabahçe », « Erdoğan a traité les manifestants de vandales », « il y a un mort à Ankara  », « les hélicoptères ont commencé à larguer les bombes lacrymo ! ». Il n’y a plus lieu de s’étonner de croiser des gens portant qui un masque à gaz, parfois de fortune, qui un masque chirurgical, un foulard ou encore le visage grimaçant de Guido Fawkes, emblème des Anonymous. Les échauffourées très dures contre la police, ses gaz lacrymogènes et ses camions anti-émeutes blancs qui répondent ici au doux sigle de TOMA se poursuivent toutes les nuits et se sont étendues dans des dizaines de ville sur tout le territoire turc. À Istanbul, le quartier adjacent de Beşiktaş , repaire traditionnel de kémalistes, a pris plusieurs soirs d’affilée des allures de zone de guerre. Des barricades sont dressées au niveau de l’université d’Istanbul, sur l’artère principale de Siraselviler… Des rondes sont organisées sur le front, d’où remontent régulièrement des demandes de soin (« brancard ! », « médecin ! ») et des manifestants épuisés, masque relevé, les yeux rougies, crachant de tous leurs poumons. On peut même parfois ressentir de l’autre côté, en Asie, l’odeur âpre et la légère brûlure des fumées diluées des gaz lacrymogènes poussés par le vent au dessus du Bosphore.

Des milliers de blessés sont à dénombrer, certains gravement, à Istanbul, Ankara, Izmir et plusieurs autres villes du pays. Le ministère de la Santé faisait rétention des informations à sa disposition, et une partie des blessés étant soigné dans des postes de fortune tenus par des élèves infirmiers ou médecins en retrait des zones d’affrontement, il n’est pas aisé d’obtenir une estimation, mais les décomptes donnent de l’ordre de quatre mille cinq cents blessés (vendredi 7 juin). La plupart des blessures graves sont dues aux gaz lacrymogènes ou à l’impact des capsules propulsées à haute vitesse par des lance-roquettes, d’autant que la police n’hésite pas à pratiquer le tir tendu à hauteur de poitrine ou de tête. Mardi 4 juin un jeune homme a chuté dans les escaliers du Centre Culturel Atatürk et se trouve dans un état grave. Un autre serait tombé dans une des fosses excavée par les bulldozers dans le cadre des travaux de la place.

On dénombre également des dizaines d’interpellations et de garde-à-vue, et d’innombrables informations plus ou moins vérifiées circulent : les militaires auraient averti la police de ne pas intervenir contre les manifestants près de leurs casernes, une manifestante serait passée sous un Panzer, les policiers utilisent de l’Agent Orange, on distribue des masques à l’hôpital militaire de Gümüşsuyu, le fils du vice-Premier ministre Bülent Arınç aurait investi dans le projet de centre commercial, des policiers en civil armés de bâton se déplacent dans les rues adjacentes etc. Il faut faire le tri, attendre les confirmations et les recoupements. Jusqu’à il y a quelques jours, aucune mort des suites de brutalités policières n’avait été confirmée par les autorités. Un jeune homme de vingt ans a été renversé par une voiture qui aurait forcé le passage d’un convoi à Beşiktaş et un membre de l’organisation de jeunesse du CHP à Antakya est décédé des suites de blessures infligés à la tête pendant les manifestations. Il est probable qu’il s’agisse là de la première victime directe du conflit. Un autre jeune homme est décédé le 14 juin, à Ankara ; si l’enquête administrative est encore en cours, l’autopsie pratiquée a confirmé qu’il était mort des suites de blessures à la tête infligées par une arme à feu à moins de cinq mètres de distance.

Les chaînes d’information turques, nombreuses et bien équipées, ont brillé par leur couverture partielle et partiale des événements. Les manifestants optent de préférence pour les médias étrangers ou bien CNN Türk qui s’est signalée par des retransmissions plus régulières et honnêtes des événements que la moyenne mais qui n’en a pas moins fait l’objet des sarcasmes des manifestants pour avoir diffusé dans la nuit de samedi à dimanche un documentaire animalier de trois heures sur les pingouins à l’un des moments où les heurts entre police et manifestants avaient été les plus violents. Ceux-ci sont devenus l’une des figures emblématiques du mouvement. De même bien que le ministre des Télécommunications Binali Yıldırım ait invoqué une surcharge de connexion, il semble que les accès à Facebook et à Twitter aient été temporairement bloqués par le fournisseur d’accès TTNET, les manifestants s’échangeant des adresses de réseau VPN pour contourner les blocages. On a également fait état de pressions sur Turkcell, l’opérateur national, pour bloquer les communications entre portables. Ceci explique le rassemblement lundi 10 juin devant les locaux d’Haber Türk, l’une des principales chaînes d’information du pays, hué par les manifestants qui agitaient des billets de banque en criant « médias vendus ! » ou « Combien pour un direct ? ».

Quelques anecdotes cocasses circulent, telle celle concernant l’hôpital militaire de Gümüşsuyu qui aurait refusé de lever ses barrières pour laisser passer les TOMA de la police, et qui devant l’insistance des policiers menaçant de jeter des gaz lacrymogènes auraient répliqué qu’autel cas eux aussi disposaient de deux trois petites choses à jeter en réserve… L’épopée du club de supporters de Beşiktaş, le Çarşı était également dans toutes les bouches : ceux-ci se sont emparés d’un tractopelle à proximité du stade Inönü et l’ont surnommé pour l’occasion POMA, Véhicule d’Intervention contre les Événements Policiers. Les mêmes ont mis en vente un camion anti-émeute de la police sur internet pour 99 TL…

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Voir en ligne : Un poisson dans le Rakı

Sources

Par Pierre Pandelé le jeudi 20 juin 2013 - Publié également sur le site de l’OViPoT
Les « Vandales » de la place Taksim (1re partie)

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