Logo de Turquie Européenne
Accueil > Articles > Articles 2013 > 02 - Deuxième trimestre 2013 > Turquie : À l’origine de la contestation - Les “Vandales” de la place Taksim (...)

Turquie : À l’origine de la contestation - Les “Vandales” de la place Taksim (2e partie)

samedi 29 juin 2013, par Pierre Pandelé

À l’origine de la contestation

Tout est parti de l’occupation par quelques militants du parc Gezi, situé sur la place Taksim, au cœur du quartier européen d’Istanbul. Les manifestants s’opposent au déracinement des arbres du parc dans le cadre du plan de rénovation et de piétonisation de la place, dont les travaux ont commencé il y a quelques mois de cela, et décident d’occuper le parc en campant sur place. Si le motif peut paraître futile, une sensibilité écologique est bel et bien apparue en Turquie dès la fin des années 90. Dénuée de véritable traduction politique et prioritairement portée par une population militante jeune, urbaine et éduquée, ces préoccupations environnementales trouvent un certain écho dans un pays où les gros projets de développement controversés sont légions : construction d’usines aurifères en Égée du Nord (surnommée « lutte des paysans de Pergame » par la presse, le combat dure depuis près de quinze ans), de centrales nucléaires à Sinope, en Mer Noire ou sur la façade méditerranéenne à Mersin, centaines de barrages construits ou en projets dans le cadre des programmes GAP (Projet d’Anatolie du Sud) et de ses successeurs DAP (Projet d’Anatolie de l’Est) et DOKAP (Projet de Développement de la Mer Noire). Ou bien encore construction du troisième aéroport d’Istanbul dont les travaux de terrassement ont d’ores et déjà commencé, qui prendra place sur ce qui constitue actuellement la plus grande zone boisée de l’agglomération d’Istanbul, la forêt de Belgrade.

JPEG - 29.6 ko
Banderole publicitaire pour le programme de renouvellement urbain de Tarlabaşı
Photo Pierre Pandelé, 14 juin 2013

À ce noyau de départ est venue se greffer la polémique sur l’intervention policière du mardi 28 mai. La brutalité des forces de l’ordre qui ont brûlé les tentes de la poignée de militants qui occupaient pacifiquement le parc et les ont aspergé de gaz lacrymogènes a en effet déclenché un mouvement d’indignation d’une ampleur insoupçonnée. En quelques jours c’est une véritable tempête de protestations qui éclate et s’amplifie au rythme des répressions policières. Le pouvoir choisit quant à lui de faire la sourde oreille, et la mobilisation se trouve bien vite relayée à l’international à la fois par les très nombreux Turcs de la diaspora, présents notamment dans tous les pays occidentaux par dizaines ou centaines de milliers, et par les nombreux étrangers vivant à Istanbul qui a vu passer la grande majorité des 40 000 étudiants Erasmus venus en Turquie depuis le lancement du programme il y a neuf ans. Plusieurs manifestations ont lieu devant des ambassades et des messages de soutien des compatriotes, souvent touchants, arrivent d’un peu partout dans le monde. Mardi 4 juin deux centrales syndicales, la confédération syndicale des ouvriers révolutionnaires (DISK) et la confédération des syndicats du secteur public (KESK), ainsi que l’Union des Chambres de métiers des Ingénieurs et des Architectes turcs (TMMOB) et l’Union des Médecins Turcs (TTB) annoncent un préavis de grève pour le surlendemain. Des réactions commencent également à se faire entendre depuis les chancelleries étrangères ; si les critiques de Bachar Al-Assad, actuellement engagé dans une répression impitoyable de son propre peuple depuis plus de deux ans recueillent les suffrages d’une minorité par anti-impérialisme forcené, les préoccupations (« concerns ») de la Maison Blanche et les « inquiétudes » de l’Union Européenne sont chaleureusement accueillies par la plupart des manifestants. Qu’on le veuille ou non, dans cette partie de la Turquie, c’est avant tout à l’Ouest qu’on regarde.

Qui sont les « vandales » ?

Le mouvement ayant pris comme un feu de poudre, le profil des manifestants a sans doute très largement évolué au fil du temps et des événement. On constate également comme dans tout mouvement des degrés d’engagement très divers, qui vont du simple sympathisant venu se balader quelque heures à Taksim au manifestant qui dort sur place depuis plusieurs jours et ayant subi le gros des répressions policières. Deux membres de l’université Bilgi d’Istanbul, Esra Ercan Bilgiç et Zehra Kafkaslı, ont ouvert un questionnaire en ligne auxquels ont répondu 3000 manifestants et sympathisants du mouvement. Les données recueillies et résumées dans le journal turc Radikal laissent apparaître que près des deux tiers sont âgés entre 19 et 30 ans, et que 70% ne se considéraient proches d’aucun parti politique. Ceci n’est pas étonnant quand on considère que seuls quatre partis (l’AKP, le CHP, le MHP d’extrême-droite et le BDP) sont représentés au Parlement, la loi turque prévoyant un seuil de 10% des suffrages exprimés au niveau national pour pouvoir occuper un siège de député. Très peu de partis politiques parviennent dès lors à s’institutionnaliser et acquérir une dimension nationale. Concernant la participation au mouvement, la première raison évoquée comme ayant pesé dans la décision d’engagement est l’autoritarisme du Premier ministre pour plus de neuf manifestants sur dix, suivie dans des proportions quasi-similaires de la violation des droits démocratiques, du silence médiatique pour 84% et de l’arrachage des arbres du parc Gezi pour 56%. Enfin plus de huit sur dix se définissent comme « libéraux » au sens politique du terme, près des deux-tiers comme « laïques » et plus de la moitié comme « apolitiques ». Autrement dit les « vandales » sont jeunes, peu ou pas pratiquants, attachés aux valeurs démocratiques, opposés au parti au pouvoir mais peu ou mal représentés politiquement. Enfin seul 8,9% se déclarent favorables à l’éventualité d’une intervention militaire, qui ont longtemps constitué le deus ex machina de la scène politique turque, qu’elles soient plutôt favorablement considérées (le coup d’État du 27 mai 1960) ou à l’inverse très défavorablement (coup d’État du 12 septembre 1980).

Une place Tahrîr bis ?

L’une des raisons objectives de cet emballement est sans nul doute la centralité de la place Taksim dans l’espace urbain, dans la mémoire et dans l’espace idéologique turc. Telle qu’elle se présente aujourd’hui, la place, dont le nom d’origine arabe signifie « partage, division, répartition », est une héritière directe de l’histoire républicaine qui a vu l’édification d’un État-nation sur les cendres d’un Empire multireligieux et multi-ethnique défait et dépecé. À l’origine se trouvait là une vaste et majestueuse caserne ottomane, dite caserne des Canonniers, construite en 1806 mais laissée à l’état d’abandon depuis les importants dommages subis pendant la révolte de 1909. Une révolte, déjà, mais contre-révolutionnaire celle-là, animée par les étudiants des medresa qui réclament l’application de la şeriat. Après l’armistice de Moudros, en 1918, la caserne est investie par les forces d’occupation franco-anglaises, et l’on voit les tirailleurs sénégalais organiser des matches et des manifestations sportives dans la cour centrale du bâtiment. On y organisera aussi des courses de chevaux, des spectacles de saltimbanque…

Après la reprise en main d’Istanbul par les forces nationalistes dirigées par Mustafa Kemal, le bâtiment est transformé en stade, puis détruit dans le cadre du grand programme d’urbanisme des années 40 pour laisser place à l’esplanade Inönü et une promenade arborée qui prendra le nom de Gezi Park (Parc de promenade). Le plan radicalement novateur dessiné par l’architecte français Henri Prost dans les années 30 dont s’inspire le programme ne fait l’objet que d’une mise en œuvre partielle, si bien que le parc ne se trouve pas doté des infrastructures sportives et récréatives prévues à l’origine. À l’entrée de la place est construit un vaste Palais de la Culture, édifié après vingt-trois ans de cafouillages et de polémiques et ouvert en 1969 au public, qui deviendra le Centre Culturel Atatürk (AKM pour les Turcs). Ravagé par un incendie un an seulement après son ouverture, il rouvre au public en 78 et fonctionnera jusque dans les années 2000. Le bâtiment, extrêmement dégradé, ferme au public et devient alors l’objet d’une polémique à forte coloration idéologique qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui, entre tenants de sa rénovation et partisans de sa destruction. Les abords de la place, quant à eux, se constituent à partir des années 60 comme l’un des principaux hubs de transports de la mégapole stambouliote. Taksim voit aujourd’hui se rejoindre les autobus qui desservent la partie européenne d’Istanbul, la ligne de métro qui traverse tout la partie européenne parallèlement au Bosphore et le funiculaire souterrain qui connecte la place à l’embarcadère des bateaux desservant la rive asiatique.

Située à la bordure du quartier européen d’Istanbul (anciennement Péra-Galata) dont elle délimite le centre historique, elle constitue le débouché naturel de la plus grande artère commerciale et festive de la ville, l’avenue piétonne de l’Indépendance (Istiklal Caddesi), borde une zone hôtelière accueillant des milliers de touristes, regarde au nord vers les secteurs bourgeois de Harbiye et de Maçka. Elle est également environnée de zones d’habitations dégradées du côté de Tarlabaşı, et dans une moindre mesure de Pangaltı anciennement chrétiennes, qui abritent aujourd’hui une population hétérogène composée d’exilés ruraux et de travailleurs pauvres, souvent kurdes, de Roms, de migrants, de populations précarisées ou minorisées (drogués, prostitués, travestis). Toutes ces zones font actuellement l’objet de plans de renouvellement urbain ambitieux qui suppose la destruction de nombreux bâtiment et l’éviction d’une bonne partie de la population. Taksim est avant tout une zone de passage, de transit et de rencontre de tout ce qu’une capitale de treize millions et demi d’habitants peut charrier en termes de diversité.

La place est par ailleurs porteuse d’une mémoire militante forte. Elle accueille les défilés officiels lors des célébrations républicaines et constitue un lieu traditionnel de manifestation pour une myriade de partis et de groupuscules qui y trouvent un espace de visibilité assuré, quand bien même le nombre des forces de police dépasse allègrement, comme c’est souvent le cas, celui des manifestants. Dans les années 70, le contrôle de la place devient un enjeu idéologique fort pour la gauche et l’extrême-gauche, jusqu’aux répressions sanglantes des manifestations du 1er mai 1977 qui font trente-quatre morts (« 1er mai sanglant ») et marque à jamais l’histoire des lieux. Suite à ces événements la décision est prise d’interdire toute manifestation sur la place, laquelle interdiction se trouvera prolongée pendant trente-trois ans (voir notre édition du 1er mai 2013 : « Le syndrome du premier mai de retour à Taksim ») ! Ainsi la question de la célébration du premier mai sur la place Taksim deviendra chaque année, à compter de la fin des années 90, l’objet d’un bras de fer surréaliste entre les autorités et les organisations syndicales et politiques. La première manifestation légale et autorisée du 1er Mai n’aura lieu qu’en 2010. À cette occasion 200 000 personnes défilent pacifiquement sur la place, ce qui est vécu comme le signe que la Turquie est enfin en train d’exorciser ses vieux démons hérités des années de Plomb (voir notre édition du 2 mai 2010 : « Trente-trois ans après… 200 000 manifestants pour le 1er mai à Taksim. »). On comprend dès lors mieux le vif mécontentement qui accompagne la décision prise cette année par l’AKP d’interdire de nouveau la célébration du 1er Mai, au motif des travaux en cours sur la place. L’interdiction sera par la suite prolongée pour une période de 365 jours (voir notre édition du 28 mai 2013 : « Les manifestations sur l’avenue İstiklal et la place Taksim interdites pour 365 jours »). Le jour venu un dispositif de sécurité impressionnant est mis en œuvre, le pont Galata relevé, les voyages en vapur entre les deux rives annulés pendant toute une journée, une bonne partie de la ville se retrouve paralysée. De nombreuses critiques se font alors entendre à l’encontre du préfet, Hüseyin Avni Mutlu.

Le mouvement Occupy Gezi est donc une sorte de 1er mai en retard pour tous les stambouliotes frustrés de n’avoir pu le célébrer sur la place mythique…

Projets fous et pratique autoritaire

Mais plus qu’un mouvement social ponctuel et opportuniste, Occupy Gezi est aussi le signe d’une remise en cause globale de la politique menée par le parti au pouvoir (voir nos éditions du 1er juin 2013 : « De quoi Taksim et Gezi Parkı sont-ils le signe ? » et « Un printemps turc ? »). Le parti de la Justice et du Développement, héritier historique de la mouvance islamiste, a su en effet coaliser des forces politiques jusque là dispersées, allant jusqu’au centre-gauche de l’échiquier politique, en négociant un virage vers la démocratie et la renonciation à l’islamisme politique. Un an seulement après sa création par des dissidents du parti Refah de Necmettin Erbakan, le parti islamo-réformateur est porté au pouvoir avec 35% des voix dans un parlement bicolore. À cette époque et jusqu’à aujourd’hui, l’AKP garde vissé au corps le souvenir des répressions infligées par les élites militaro-nationalistes au nom du combat contre les éléments « réactionnaires », et restera longtemps taraudé par la peur d’un coup d’État militaire du type de celui de 1997. Qualifié de « post-moderne » pour son caractère non violent et relativement feutré, il n’en provoque pas moins la chute de la coalition menée par le parti islamiste Refah en 1998 qui sera suivie d’une reprise en main de l’appareil d’État par les militaires.

À l’époque Erdoğan est maire d’Istanbul et sera condamné à purger quatre mois de prison pour avoir cité un poème aux accents islamo-nationalistes de Ziya Gökalp, poète pourtant placé dans le panthéon kémaliste.

Les premières années qui suivent l’accession de l’AKP au pouvoir en 2002 seront consacrées à priver l’armée de son pouvoir de nuisance et à se débarrasser du régime de « tutelle militaire ». La mission fut globalement menée, les derniers avatars de cette lutte féroce étant les procès-fleuve Ergenekon et Balyoz qui ont vu la mise en cause de centaines de personnes accusées, à tort ou à raison, d’avoir fomenté un coup d’État contre le parti au pouvoir. Au travers de ce « rééquilibrage » des rapports de force entre pouvoirs civil et militaire, l’AKP s’est fait le champion de la démocratisation de la vie politique. Ce qui lui permit de consolider son pouvoir, et de fixer le cap sur l’adhésion à l’Union Européenne, aujourd’hui un peu perdu de vue. Il peut par ailleurs être crédité de succès économiques impressionnants qui lui ont acquis le soutien de larges franges de l’électorat des classes moyennes anatoliennes qui ont bénéficié à plein du développement du pays. Cette trajectoire qui tiendrait presque du parcours sans faute s’est accompagnée d’une stratégie de marginalisation des élites kémalistes qui n’est pas dépourvue d’accents revanchards et de la construction patiente et systématique d’une hégémonie politique et idéologique qui a fini par inquiéter des segments de plus en plus significatifs de la population turque. De manière générale une partie de la population, empreinte des valeurs libérales et laïques et au mode de vie occidentalisé ronge son frein et attend son heure, persuadée que le règne de l’AKP n’aura qu’un temps, et que ce temps est peut-être venu.

Par ailleurs les dernières élections générales de 2011 ont vu se multiplier l’annonce en grande pompe d’un certain nombre de projets qualifiés « fous » (çilgin projeler), tels que le percement d’un canal à l’ouest de la mégapole pour délester le Bosphore de son trafic maritime ou la construction d’une ville nouvelle au sud d’Ankara. Sous la conduite du maire Kadir Topbaş , un proche d’Erdoğan, et la supervision étroite du gouvernement, la physionomie d’Istanbul a radicalement changé en quelques années. Les tours d’affaire, les centres commerciaux ont poussé comme des champignons un peu partout dans la ville, qui peut se targuer depuis 2011 d’abriter la tour la plus haute d’Europe, Istanbul Sapphire. D’innombrables projets visant à améliorer ou développer de nouvelles infrastructures de transport ont été menés à bien ou se trouvent actuellement en cours de réalisation, ce qui a permis de désengorger partiellement une ville périodiquement menacée de paralysie : lignes de bus rapides à site dédié le long du périphérique d’Istanbul (qui sera converti à terme en réseau métropolitain), lignes de métro qui ne cessent de s’étendre et de rayonner vers les zones plus périphériques de la ville, tunnel souterrain Marmaray qui connecte la péninsule historique aux quartiers de la rive asiatique en passant sous le Bosphore… Les projets de renouvellement et de requalification urbains se sont eux aussi multipliés, justifiés notamment par la nécessité de reconstruire les quartiers d’habitats auto-construits (gecekondu) en vue du séisme majeur tenu pour probable dans les trente ans à venir. Menés sans ménagement au nom du progrès, du développement économique et de la marche inéluctable du progrès, ils accélèrent l’éviction des populations à revenus modestes hors des aires centrales de la ville. Ces projets aux investissements faramineux sont généralement réalisés en peu de temps, alliant une remarquable efficacité à une communication grandiloquente, un manque à peu près total de concertation avec les populations concernées et les organisations de terrain et un certain nombre de polémiques quant à leur financement, leur finalité et leurs conséquences potentielles. Les derniers projets en date sont le troisième aéroport, conçu pour devenir le plus grand du monde en terme de capacité, ainsi que le troisième pont sur le Bosphore dont les fondations ont été posées récemment et qui s’accompagnera de la construction d’une autoroute de 260 km reliant l’Anatolie à la Thrace Orientale censée permettre le contournement de l’aire urbaine stambouliote. À chaque fois se joue la volonté de l’AKP d’imprimer définitivement sa marque sur Istanbul et d’en faire une métropole à vocation mondiale, rayonnant sur tout le Moyen-Orient et l’Europe de l’Est. Ce qu’il est en passe de réussir, quel qu’en soit le prix par ailleurs.

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

Voir en ligne : Un poisson dans le Rakı

Sources

Par Pierre Pandelé le vendredi 21 juin 2013 - Publié également sur le site de l’OViPoT
Les « Vandales » de la place Taksim (2e partie)

Nouveautés sur le Web

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0