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Turquie - Le jeu dangereux des symboles - Les “Vandales” de la place Taksim (3e partie)

dimanche 30 juin 2013, par Pierre Pandelé

Le jeu dangereux des symboles

Dans cette volonté affirmée de marquer les esprits et les territoires, le parti au pouvoir n’hésite pas à s’en prendre aux symboles de l’histoire républicaine et laïque de la Turquie, persuadé que le pays a définitivement engagé sa mue vers une démocratie conservatrice et qu’il n’est plus de retour en arrière possible. Ainsi le troisième pont sur le Bosphore a-t-il été baptisé du nom du sultan Selim Ier dit l’Inflexible ou le Terrible (yavuz en turc ottoman), père de Suleyman le Magnifique, conquérant des Lieux Saints de l’Islam qui imposa un islam sunnite rigoureux et réprima dans le sang les révoltes des chiites Kizilbach, tenus pour apostats. Le message est particulièrement mal reçu par la minorité religieuse Alévi traditionnellement favorable à l’idéologie kémaliste, qui constitue entre 20 et 25% de la population et se considère comme l’héritière du mouvement Kizilbach (« Un troisième pont nommé Yavuz Sultan Selim »). Le projet de construction d’une immense mosquée dans le style néo-turco-ottoman sur la colline asiatique de Çamlıca, visible à des kilomètres à la ronde, est aussi de ceux qui réveillent les inquiétudes de la part de la population la plus attachée à la laïcité, qui considère la religion comme une donnée privée n’ayant pas à empiéter sur le politique. La mosquée a d’ores et déjà écopé du surnom de Tayyibiye, « la mosquée de Tayyip » en référence aux appellations des grandes mosquées du 16 et 17e siècles qui ont fait la gloire de l’architecture turco-ottomane classique.

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Portait d’Atatürk dans une vitrine « taggée » de l’avenue Istiklal
Nicolas Elias, 3 juin 2013, Istiklal Caddesi.

Le projet de rénovation et de piétonisation de la place Taksim s’insère parfaitement dans cette perspective, mélange d’autoritarisme et d’opacité, mais aussi d’une capacité de mise en œuvre et d’une cohérence idéologique qui forcent l’admiration. Tandis que le sort du centre culturel Atatürk reste toujours pendant, il a été décidé de reconstruire la caserne ottomane et d’y adjoindre un centre commercial doublé d’une mosquée. Le message ne pouvait être plus clair : revalorisation du passé ottoman, consumérisme débridé et moralisation religieuse, qui constituent une sorte de sainte trinité de la politique de l’AKP telle qu’elle se donne à voir depuis près d’une décennie. Comme à l’accoutumée, aucune procédure de consultation ne fut établie et aucune perspective claire ne fut offerte sur la nature exacte du projet, les rares simulations présentées en public n’étant guère que des ébauches singulièrement laides et difficilement interprétables. C’est ce qui permet aujourd’hui au pouvoir, pris au piège d’un mouvement qui ne cesse de grandir, de revenir sur le projet de centre commercial sans s’exposer trop directement à l’accusation de reculade, en prétendant qu’on pourra aussi bien y construire un musée de la ville ou encore une bibliothèque nationale.

Reste que le gouvernement s’est retrouvé pris à son propre jeu de manipulation des symboles. Comme le reconnaissent l’immense majorité de manifestants, ce n’est plus la protection de quelques arbres qui est en jeu, d’autant que le parc Gezi n’a jamais rien eu d’un Central Park ou d’un Tiegarten allaturca. Mal mis en valeur, fréquenté nuitamment par une population interlope, il n’avait jamais fait réellement l’objet d’un investissement affectif fort des Stambouliotes. Mais nous sommes passés à une contestation globale d’un mode d’exercice du pouvoir autoritaire et paternaliste vécu par toute une partie de la population turque comme humiliante et inquiétante.

L’huile sur le feu…

Cette goutte d’eau qui fait déborder le « verre », pour reprendre l’expression turque, resterait incompréhensible à qui n’a pas suivi la manière dont le Premier ministre turc s’est employé les jours passés à jeter de l’huile sur le feu, multipliant les déclarations où il qualifiait les manifestants de vandales, vilipendait « une plaie dénommée Twitter » dangereuse pour la société et se targuait de pouvoir rassembler un million de personnes là où ces derniers peinaient à en mobiliser cent mille. Le ressenti dominant est celui d’un mépris profond et d’une surdité totale vis à vis d’une jeunesse qui n’entend plus être considérée comme une simple machine à consommer tout juste bonne à s’insérer tôt ou tard dans une société où règne un capitalisme de plus en plus débridé. Ce rôle de Père Fouettard dans lequel semble s’être enfermé le Premier ministre n’est pas une nouveauté ni une véritable surprise eu égard à la personnalité du personnage. En effet Erdoğan, qui se dépeint volontiers en bienfaiteur du pays, se répand régulièrement en saillies provocatrices reprises sentencieusement par les médias télévisés : un jour il se vante de préparer l’avènement d’une jeunesse moderne et religieuse qui vaut bien mieux qu’une jeunesse « rebelle » et « droguée », un autre qualifie les Alévis de simple institution interne à l’Islam et se targue d’adorer Ali au moins autant que n’importe lequel d’entre eux, affirme que chaque avortement équivaut au massacre d’Uludere (bombardement par l’armée de petits contrebandiers de cigarettes kurdes dont 34 sont morts, voir « 35 villageois kurdes tués par une frappe aérienne » et « Les débats et les manifestations provoqués par le projet visant à restreindre le droit à l’avortement prennent de l’ampleur en Turquie » ) ou encore qualifie le PKK d’organisation de terroristes zoroastriens éloignés de Dieu. On ne compte plus non plus le nombre de sorties prenant à partie le leader du parti d’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, poursuivant une tradition bien attestée d’échanges virils entre chefs de « clans » dans une culture politique turque restée encore de ce point de vue très patriarcale et méditerranéenne.

Ces sorties qui ont le mérite de rappeler les origines modestes et la trajectoire ascendante du Premier ministre (famille pauvre de Mer Noire, enfance passée dans le quartier difficile de Kasımpaşa, lycée de prédicateurs religieux) sont appréciées d’une grand partie de l’électorat populaire conservateur de l’AKP mais de plus en plus mal supportées par les franges éduquées de la population, y compris celles qui ont soutenu le parti islamo-conservateur au début des années 2000 au nom de la libéralisation politique. Il ne faudrait toutefois pas assimiler les effets de manche et les provocations calculées du Premier ministre turc à une simple manifestation de caractère ou un mode anecdotique de gestion du pouvoir. Contrairement aux « berlusconades » du Cavaliere ou aux déclarations tonitruantes du président français précédent, qui avaient généralement pour objectif d’occuper l’espace médiatique et de camoufler une absence manifeste de cohérence politique, les propos du Premier ministre turc sont quant à eux quasi-systématiquement annonciateurs d’un projet de loi à venir et ressemblent souvent à l’exécution systématique de ce fameux « agenda caché » qui alarme tant ses opposants. Ainsi a-t-on pu penser un temps que le célèbre coup de sang contre Shimon Peres au sommet de Davos pour protester contre l’opération Plomb Durci à Gaza ne visait qu’à dissimuler l’absence de représailles de l’État turc vis à vis de son allié israélien et récolter les suffrages d’une opinion publique très majoritairement pro-palestinienne. La suite des événements a pourtant prouvé la réelle volonté de réalignement idéologique de l’AKP sur la question des relations turco-israéliennes, bien que celui-ci ait toujours pris grand soin de ne jamais aller jusqu’au point de rupture vis à vis de l’Etat hébreu. Les déclarations sur l’avortement des mois passées visaient elle aussi à instaurer un nouveau climat idéologique et à servir de ballon d’essai dans l’opinion sur l’éventualité d’une interdiction. Au vu des réactions indignées qui s’en sont suivies, le projet de loi proposé dans la foulée s’est révélé bien en deçà de ce que laissait augurer les propos d’Erdoğan, mais cette petite mécanique du pouvoir contribue à insécuriser une partie de la population qui se sent attaquée sur son système de valeurs et son mode de vie. Il faut également relever l’importance de la phraséologie religieuse du Premier ministre, qui prend grand soin de puiser des mots passés de mode et connotés religieusement dans un pays où la langue joue un rôle de marqueur idéologique beaucoup plus fort que dans l’espace francophone ou anglophone.

… et l’eau dans le vin

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Arrêt de bus place Taksim « décoré » par les « Çapulcu » (vandales)
Pierre Pandelé, Place Taksim, 5 juin 2013

Cette attitude offensive du Premier ministre jure avec la posture beaucoup plus prudente et modérée du président Abdullah Gül. Assurément les rivalités et les différences de style entre les deux hommes ne datent pas d’hier ; les célébrations de la fête nationale du 29 octobre 2012 avaient déjà donné lieu à une série de passes d’armes dans les coulisses du pouvoir (voir « La célébration alternative de la fête nationale ravive le débat sur la présidentialisation du système politique turc »). Devant la décision du pouvoir de procéder à des cérémonies officielles au Palais Présidentiel de Çankaya, les forces d’opposition avaient opté pour des célébrations alternatives sur la place Ulus à Ankara, comme il était jusque-là de tradition. Le préfet d’Ankara avait alors interdit toute manifestation, prétextant le risque de violence et de provocation quand au dernier moment la police reçut l’ordre, venu probablement d’Abdullah Gül, de retirer les barrières qui contenaient les manifestants et de les laisser accéder au mausolée national d’Atatürk. Cette directive « venue d’en haut » avait entraîné une série d’échanges à fleurets mouchetés entre le Premier ministre considérant que la police avait manqué à son devoir, et le Président dont d’aucuns considéraient qu’il avait fauché l’herbe sous les pieds d’Erdoğan. D’alliés incontournables, les deux principales figures politiques de l’AKP sont en fait passées peu à peu au statut de rivaux, tandis que se profile le changement de Constitution qui pourrait permettre à Erdoğan, comme il l’ambitionne ouvertement, de se faire élire en tant que Président doté de véritables pouvoirs exécutifs.

La gestion de la crise sans précédent initiée par l’occupation du Parc Gezi n’a donc pas tardé à entraîner un certain nombre de dissonances au sommet de l’État. Abdullah Gül a notamment rappelé que la légitimité d’un régime démocratique ne dépendait pas uniquement des « urnes », déclaration visant manifestement le Premier ministre. Celui-ci avait en effet souligné deux jours plus tôt le caractère déplacé et illégitime de l’occupation face à un gouvernement confirmé à deux reprises dans les urnes, de manière chaque fois plus triomphale. Mercredi 5, le Président renchérit en déclarant que « [l]e même pouvoir dirige la Turquie depuis dix ans. Il est compréhensible qu’il y ait une accumulation et une susceptibilité chez les opposants, qu’il y en ait qui désapprouvent l’action menée. La politique peut parfois être blessante en Turquie, et certains peuvent se sentir blessés ». On attribue également à Abdullah Gül la décision prise dimanche de laisser les manifestants, cortège du CHP en tête, investir la place sans faire intervenir la police.

On a donc d’un côté un chef de gouvernement décidé à jouer le rapport de force et à dénier toute espace de dialogue à la contestation en cours, et de l’autre un président soutenu par un certain nombre de notables politiques de l’AKP, notamment parmi ceux réputés proches de la confrérie Gülen, qui semble convaincus de la nécessité du dialogue et de la concertation pour circonscrire le mouvement. Jusqu’où iront ces divergences ? Voilà la question que tout le monde se pose en ce moment en Turquie.

Bon flic mauvais flic ?

Mais l’équation s’est encore compliquée avec le départ d’Erdoğan au Maghreb pour un voyage diplomatique de quatre jours (« La tournée de Recep Tayyip Erdoğan dans le Maghreb a fait un flop ») visant à renforcer le rayonnement de l’État turc auprès des régimes et des opinions publiques de la région, dans le contexte post-Printemps Arabe. Deux interprétations voisinent au sujet de ce départ, qui ne sont pas nécessairement exclusives l’une de l’autre. Certains considèrent que le Premier ministre a voulu faire preuve d’inflexibilité en maintenant un périple prévu de longue date, comme si rien ne requérait actuellement sa présence sur le territoire turc. C’est à en juger la psychologie d’Erdoğan somme toute assez probable. Mais parti avec une vaste délégation comprenant notamment son fidèle ministre des Affaires Étrangères Davutoğlu et le ministre de l’Économie Zafer Çağlayan, il laisse dans le même temps les coudées franches à Bülent Arınç, vice-Premier ministre et porte-parole du gouvernement, pour gérer la crise et lâcher du lest vis à vis des manifestants, ce qui n’a pas manqué d’advenir. Après s’être entretenu lundi avec le Président Gül, le vice-Premier ministre, décidé à faire baisser la tension, a reconnu la légitimité des revendications des occupants du Gezi parkı, admis le caractère disproportionné de l’intervention policière menée pour dégager les manifestants lors des premiers jours des événements et a même annoncé qu’il soutiendrait l’idée d’un référendum de la municipalité d’Istanbul sur la question de la reconstruction de la caserne des Canonniers. Faut-il considérer cela comme un lâchage et un camouflet vis à vis de la posture sans concession du Premier ministre, ou au contraire comme un numéro concerté où l’un campe l’autorité et l’autre se met au service du nécessaire compromis ?

Toujours est-il que, conséquence bien naturelle de la personnalisation extrême du pouvoir en Turquie, la focalisation des manifestants sur la figure d’Erdoğan a pris une telle ampleur que les tentatives d’ouverture du vice Premier ministre n’ont absolument pas suffi à endiguer le flot de contestations ni à contenir l’extension de ce qui prend de plus en plus des airs de révolte à ciel ouvert. En quelques jours, les revendications des manifestants sont passées de la protection de quelques arbres à la révision totale du projet de rénovation de la place Taksim, puis à l’exigence de démission du gouvernement, voire pour certains à un appel quasi-insurrectionnel à son renversement…

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Voir en ligne : Un poisson dans le Rakı

Sources

Par Pierre Pandelé le samedi 22 juin 2013 - Publié également sur le site de l’OViPoT
Les “Vandales” de la place Taksim (3e partie)

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