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Turquie - Félicitations pour cet heureux évènement !

lundi 17 juin 2013, par Baskın Oran

Monsieur le Premier ministre, nous te devons tant de remerciements. Tu as beau ne pas l’avoir voulu, voire même avoir souhaité tout le contraire, te voilà devenu notre sage-femme en chef. Tu as été « l’accoucheur » de la Société civile de Turquie. Je m’explique.

Dans un premier temps (après avoir remis l’économie sur les rails et lancé le processus de paix avec les Kurdes), tu as mis un terme à la « tutelle militaire kémaliste » qui pesait sur le pays et s’acharnait à couler tous les citoyens dans le même moule. Selon l’expression employée le 4 juin dernier dans le journal Taraf par Sevan Nişanyan, un nom que tu ne dois sans doute pas entendre sans te fendre d’une ablution, tu as « sauvé le pays de l’occupation des janissaires » ; l’essentiel est bien de commencer.

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Baskin Oran

Ensuite, tu as substitué un nouvelle tutelle à l’ancienne : « la tutelle kémalisto-islamiste » qui s’acharne elle, à fondre tous les citoyens dans le moule inverse du précédent. Cette locution – tutelle kémalisto-islamiste - n’est pas un oxymoron, une expression du genre « copie originale ». Après les élections de 2011, comment dire, soit le pouvoir t’est monté à la tête, soit « ta nature » a repris le dessus, je ne sais pas, mais en tout cas tu t’es lancé dans une série d’erreurs toutes plus grosses les unes que les autres. Et autant dire tout de suite ce que je ne devrais dire qu’à la fin : bien malgré toi, tu as réussi à remettre en branle cette bonne vieille Tata Dialectique.

Je ne parle même pas de la façon dont tu as réduit à néant le prestige que la Turquie avait retrouvé au Moyen-Orient au prix d’une attention et d’une énergie déployée sans limite jusqu’à la fin 2010 : tu as organisé l’opposition syrienne, tu l’as formée, armée et portée sur les fonts baptismaux.

En Turquie, tu as offensé la « conscience populaire » en lançant des initiatives qui laissaient pantois même tes propres électeurs. Ce fut d’abord toute une série d’affaires étouffées comme au plus fort de l’ère précédente (militaire) : l’affaire du jet abattu par la Syrie, le massacre d’Uludere, l’assassinat de Hrant Dink, le triple meurtre de Paris, l’explosion de Reyhanli. Puis ce fut le tour de toute une série de décisions très « par le haut » : destructions de statues à la sauce « je veux devenir Sultan élu », spoliation des terres du monastère de Mor Gabriel, préparation d’une loi inspirée de la charia pour une banque « d’allaitement », valse des juges et des procureurs, licenciements commandés de journalistes, commandes de prière pour un personnage de série télévisée, amputation de fait du pouvoir de contrôle de la Cour des comptes, interdiction du rouge à lèvres sur les vols de Turkish Airlines et celle des manifestations à Taksim, ingérence dans l’entre-cuisses (avortement) et le gosier (alcool) des gens, diffusion de messages à caractère moral dans les couloirs du métro, les moi je ferai ce que je veux à Taksim, l’interdiction des panneaux. T.C. (République de Turquie) pour faire délirer les nationalistes, un pont Yavuz Sultan Selim pour faire exploser les Alévis (le Sultan Selim est connu comme le plus grand boucher des Alévis dans l’histoire, NdE), et l’ordre d’abattre les tentes des écologistes à 5 heures du matin pour que tout le monde fasse éclater sa colère.

L’effet papillon

Et voilà que sur ce tableau s’est greffée cette histoire de fleurs et d’insectes dans le parc Gezi. Si je parle d’insectes, c’est à dessein, c’est ce qu’on appelle « l’effet papillon » en sciences politiques ; on le trouve aussi sur Google. Monsieur le Premier ministre, tu as multiplié le revenu national par trois et donc créé le phénomène urbain. Or pour des urbains, le fait de couper deux arbres a été la goutte qui a fait déborder le vase. Mais je laisse l’explication de ce phénomène à deux jeunes parmi mes connaissances. Enfin, jeunes par rapport à moi. Il s’agit de la fille d’une amie, née en 1970 ; et du fils d’une autre, né en 1974. Pour des raisons différentes, les deux sont complètement apolitiques. Cette fois-ci, ils se sont tous retrouvés en première ligne, l’une à Ankara, l’autre à Istanbul ; j’ai été très surpris. La jeune femme raconte la chose suivante :
« J’ai pris part aux manifestations parce que ce n’était l’action d’aucun groupe politique. Le peuple n’en pouvait plus de ce que Tayyip avait fait jusque-là et il s’est fait entendre. La police lance du gaz lacrymogène, nous fuyons dans tous les sens, un jeune qui me marche sur les pieds vient s’excuser. Les supporters de foot s’unissent. J’ai les yeux qui brûlent, tout de suite cinq personnes arrivent et me donnent du collyre. Des gens crient de ne pas lancer de pierres aux policiers. On ramasse tous les détritus, on pense aux animaux des rues. Les gens en ont marre de voir Tayyip gérer ce pays en parlant comme le commerçant du coin. Les gens veulent de la liberté, du respect, des droits humains. C’est pour cela que j’ai participé aux manifestations. »

Le garçon, quant à lui, a dû trouver un boulot de nuit depuis que la société d’organisation pour laquelle il travaillait a fermé, suite à l’interdiction de la vente d’alcool dans les concerts et les festivals. Il raconte :
« J’ai participé aux manifestations à cause de cette violente attaque de la police contre des gens qui ne faisaient rien de mal, qui pique-niquaient ; pour ces paroles du Premier ministre sur les soûlots, les vandales et sur je ne sais quoi encore.
Et puis ces déclarations provocatrices qu’il faisait chaque jour, tout cela m’a fait exploser ; c’était la preuve la plus éclatante qu’on allait de plus en plus se mêler de nos modes de vie. Maintenant quand je me couche, je peux dormir heureux et serein. Quoi qu’il arrive, plus tard je pourrai au moins me dire que j’ai fait ce que j’ai pu.
 »

Monsieur le Premier ministre, je ne sais pas si je me suis fait comprendre. Le côté comique du « Celui qui boit de l’alcool est un alcoolique », celui, moins avouable, du « Si tu veux boire, va boire chez toi », ou encore le mépris du « Ces choses-là se produisent-elles à Istanbul parce que les Stambouliotes ont l’eau courante ? » (Je pense que tu as oublié de parler du foin, en plus de l’eau) et ce qui résume tout le reste, ce côté regard surplombant du « Mon ministre, mon secrétaire d’État, mon je ne sais pas quoi... » Tout cela a fini par faire exploser les gens et il s’est produit une chose inédite dans ce pays, une explosion populaire spontanée : 400 manifestations dans 75 départements (81 au total, NdE), 640 000 manifestants. Et toi aussitôt, plutôt que de te lancer dans un « discours au balcon » (Référence au discours d’union apaisant qu’Erdoğan avait prononcé après sa victoire électorale en juin 2011, NdE), tu as associé cette impressionnante explosion à « quelques brigands éméchés ». Plus bizarre encore, tu as accusé le CHP (Parti républicain du peuple, principal parti d’opposition, kemaliste, NdE). Non mais, mon cher Premier ministre, si le pauvre CHP a une chance sur un million de réussir une telle chose, il peut aller à Lourdes !

Le temps de recoller les morceaux

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Erdoğan, ses pigeons et twitter
Dessin Marian Kamensky

Mais laissons tomber tout cela maintenant. Il est temps de relever le pays. C’est bien que tu sois à l’étranger (depuis, tu es revenu, mais bon). Pendant ton absence, le président Gül, seul havre calme de ce pays, a commencé le travail. Mais cela pourrait très bien ne pas être aussi facile. Parce que mon cher Premier ministre, quand tu disais au pays qu’il fallait en « faire trois », c’est cet enfant-là que tu ne voulais pas voir aller à son terme, la Société civile de Turquie. Mais bon elle est née.

Auparavant grâce au régime du 12 septembre (coup d’État de 1980 dont est héritée l’actuelle constitution turque NdE), étaient nées des organisations de la société civile (les ONG), mais pas de vraie société civile. Et voilà que grâce à toi, cette société civile est née à son tour dans le parc Gezi, à Taksim. Première preuve : quand on a commencé de fermer des comptes dans son établissement, le directeur général de la banque Garanti, propriétaire de la chaîne NTV, restée totalement muette sur les événements, s’est écrié : « Moi aussi, je suis un vandale ».

Mais comme elle est venue au monde sur un tas d’immondices, les jeunes lycéens ne veulent plus s’arrêter à présent. C’est toujours cette fille née en 1970 qui raconte : « Nous sommes au carrefour d’Akay (Avenue d’Ankara, NdE). Je parle deux minutes avec les policiers. Leur commandant s’interpose. Et nos jeunes – entre 19 et 22 ans -, me disent “Non, ne parle pas avec eux” . Les jeunes détestent la police. Ils veulent qu’elle leur lance des grenades. Ne pas les voir bouger, cela ne leur dit rien. İls n’ont pas confiance. Ils sont en colère. Ils veulent renverser le Premier ministre. Je leur ai expliqué que de toutes façons, nous avions gagné, qu’il nous fallait protéger ce mouvement maintenant, que l’objectif n’était pas de renverser le Premier ministre, que ce qui se passait aujourd’hui dépassait le simple départ du Premier ministre, qu’il ne fallait plus attaquer, qu’ils reculaient déjà. Sur quatre, trois m’ont compris. Le dernier m’a dit qu’il jetterait des pierres sur la police. Je crois qu’il prend ça pour du courage. »

Seules les ONG peuvent panser ces plaies-là

Ces jeunes ne sont ni des vandales ni des aventuriers. Ce sont les blessures inévitables d’une naissance qui a trop tardé. Mais surtout que l’État ne s’occupe plus de ces blessures ; il ne ferait qu’en aviver la douleur. Il n’y a que les gens de DurDe ( “Stop au racisme et au nationalisme”, NdE) et de l’Association des Droits de l’Homme, des ONG comme celles-ci qui peuvent les convaincre et les soigner. Eh oui, toutes ces ONG condamnées, matraquées à chaque occasion par la tutelle militaire puis civile...

Remarque : cette paix avec les Kurdes que tu as initiée avec courage et intelligence et à laquelle tu as sacrément porté atteinte aujourd’hui regarde un peu comment, dans ce contexte dialectique, la société civile turque s’en est emparée grâce à « ce fléau qu’on appelle Twitter ».

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Sources

Auteur Baskin Oran - Traduction de François Skvor - Titre original « Happy birthday to us ! »

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