Mes mains sont toutes pleines de désir, le monde est beau.
Mes yeux ne se lassent pas de regarder les arbres,
Les arbres si pleins d’espoir, les arbres si verts.
Un sentier ensoleillé s’en va à travers les mûriers.
Je suis à la fenêtre de l’infirmerie.
Je ne sens pas l’odeur des médicaments.
Les œillets ont dû fleurir quelque part.
Et voilà, mon amour, et voilà, être captif, là n’est pas la question,
La question est de ne pas se rendre…
Nazim Hikmet Ran
Récemment encore, je me faisais taxer de « turcophobie » sur une page du réseau social Facebook. Vous allez me dire sans doute qu’il n’ y rien d’étonnant, qu’il s’agit encore d’une attaque de ces nationalistes, ces braves petits soldats de la Turquie qui sévissent sur Internet. Eh bien non, il s’agit d’une jeune femme on ne peut plus française qui, je cite : « a retiré depuis belle lurette les « J’aime » qu’elle avait attribué à des sites comme Turquie Européenne ou Au Fil du Bosphore » !
Méchant que nous sommes ! nous qui osons mettre de gros nuages noirs dans le ciel bleu des jolies cartes postales de sa vision angélique de la Turquie !
Je suis d’autant plus à l’aise pour aborder ce sujet, que je fus moi aussi atteint quelques temps du même syndrome de l’amour transi, celui qui fait perdre tout jugement, toute rationalité à celui, ou celle, qui en souffre.
Qu’on s’entende bien, je ne suis pas moins passionné par ce pays magnifique, j’aime toujours la gentillesse et l’hospitalité naturelles de ses habitants, mais cette amitié a évolué vers plus de discernement.
Parmi les gens de Turquie, il y en a de magnifiques, d’autres sont de vrais salauds, comme partout ! Qu’on se le dise et qu’ils se le disent une fois pour toutes, les turcs sont des être humains comme vous et moi et capables en conséquence du pire comme du meilleur, tout étant souvent affaire de circonstances ou d’intérêts plus ou moins avoués.
Le catéchisme nationaliste subi à l’école et aussi reproduit au sein des familles et de nombre d’organisations plus ou moins non gouvernementales, entretient la confusion entre la Turquie, les turcs et l’État turc. « Tout dans l’État tout par l’État, rien sans l’État ». Il n’est pas abusif d’y voir une similitude avec le fascisme de Mussolini, le kémalisme en est contemporain, et ne se cachait pas, en ces temps troublés, d’admirer le système mis en place par le Duce. [1]
En Turquie, il est aussi commun de faire la distinction entre l’État et le gouvernement, l’État est intangible, infaillible alors que le gouvernement est affaire de politiciens qu’il faut de temps en temps remettre dans le droit chemin. Cette conception a ainsi donné un grand rôle de contrôle social à l’armée jusqu’à l’avènement de l’AKP, depuis, ce rôle est plutôt dévolu à la police et la justice.
Donc être un « ami de la Turquie » consisterait à ne pas critiquer l’État et ses dérives autoritaires en s’asseyant sur les Droits de l’homme et toutes les conventions internationales pourtant ratifiées par cette même Turquie.
L’État est le reflet du père, personnifié par la figure tutélaire d’Atatürk présent sur toutes les places et dans toutes les boutiques et maisons (chez les bons citoyens !) sans qui, apprend-on dans les écoles et ressasse-t-on dans le serment d’allégeance, la Turquie ne serait rien. « Devlet-baba » (« papa-État ») est omniprésent, son armée est -encore- partout, la justice réprime tout écart du dogme kémaliste et toute critique des institutions et des ses agents. La police se charge de récalcitrants et des contestataires aidée par des délateurs zélés et soucieux d’être bien vus du gouvernement en place ou de leurs supérieurs, les promotions – surtout dans l’administration et l’enseignement sont très liées au respect des rites, et des « hadiths » dictés par le « Sauveur Suprême », gare à celui qui met en doute la « Vérité » officielle, même s’il s’agit d’une réécriture grotesque de l’Histoire ! La Turquie n’a pas grand chose à envier aux anciens régimes d’Europe de l’Est - sauf peut-être la protection sociale généralisée de leurs citoyens.
Atatürk a, certes, empêché le dépeçage total de l’ex-Empire Ottoman par les puissances de l’époque, mais à quel prix ? En bon militaire, il ne pouvait concevoir qu’une instruction (le mot est choisi) du peuple depuis le haut, jamais il n’a voulu émanciper les individus. Il rêvait d’une Turquie indépendante et forte respectée par le reste du monde, une revanche sur l’humiliation collective infligée par la défaite qui a conclu le chute interminable des Ottomans. Il a bien donné une éducation sommaire à tous, facilité l’apprentissage de la lecture en passant à l’alphabet latin (coupant ainsi la population tout à fait sciemment de sa mémoire, puisqu’elle n’aurait ainsi plus accès aux archives), mais, en dehors de l’expérience vite abandonnée des Instituts de Villages, lui et ses successeurs n’ont mis en place qu’un système éducatif basé sur une version officielle de l’histoire apprise par cœur, accompagnée d’une éducation civique de soumission à l’État et imposant dans l’esprit de chacun que l’armée est la seule institution fiable.
Le plus grand honneur étant de mourir en martyr en combattant les ennemis de l’État, le pays souffre d’un culte de la violence devenu assez rare dans les autres pays d’Europe. Si on ajoute que l’on accule, les jeunes notamment, à la violence politique en interdisant de fait toute autre forme d’expression par la répression et le barrage presque insurmontable pour les petits partis des 10% de suffrages pour obtenir représentation politique parlementaire, on appréhende mieux le cercle vicieux soigneusement entretenu afin de justifier un État fort. [2]
Si vous discutez avec un kémaliste bon teint, il justifiera le pouvoir autoritaire, en vous disant qu’« ils » (« onlar » - Comprenez le petit peuple) sont ignorants et ne comprennent rien, et que si on les laissait décider, le pays courrait à la catastrophe et à la charia !
Ils sont peu nombreux à pousser plus loin la réflexion : car qui à tenu les rênes de l’éducation depuis Atatürk ? Cette « ignorance », ce manque de sens politique et critique est bien le résultat de l’ « Instruction » de l’État, qui craignait par dessus tout générer une population de « communistes » qui remettrait en question l’édifice anachronique du père fondateur et le système militaro-industriel qui lui est intimement lié.
L’État, à force de faire la promotion de l’Islam comme ciment national, a fait le lit d’un parti « islamiste » qui est alors arrivé logiquement au pouvoir. Heureusement, l’AKP a plus de goût pour la spéculation et les profits que pour la charia, et son leader, Erdoğan, a trouvé finalement les institutions plutôt bien adaptées pour son propre maintient au pouvoir, nonobstant quelques ajustements et réglages, le tout dans un nuage de poudre aux yeux jetée à la face du monde et de l’Europe en particulier.
Je sens l’objection habituelle : « Mais la Turquie a des élections libres, les turcs ont choisi leurs dirigeants ». A ceci près que les partis jugés trop dissidents sont fermés ou harcelés par la justice, qu’ il est interdit de remettre en question l’héritage kémaliste, que sévit une censure frappant a posteriori : un auteur peut publier ce qu’il veut, mais si un procureur juge que le contenu peut faire l’objet de poursuites, l’auteur peut se retrouver en détention préventive pendant des mois, voir des années ! La législation antiterroriste permet un total arbitraire qui maintient une pression permanente sur les citoyens qui ont pris l’habitude de s’autocensurer de crainte des foudres de la justice, d’être exclus ou mis sur des listes noires qui interdisent toute carrière à celui dont le nom y figure.
La formidable machine à formater les citoyens a heureusement des ratés à cause des ses propres excès et péchés de jeunesse, notamment, elle s’obstine à mettre dans la tête des gens de Turquie qu’ils sont tous turcs et musulmans, que la Turquie est entourée d’ennemis et remplies de terroristes avérés ou en devenir, et surtout elle persiste à confondre propagande nationaliste et histoire à l’heure où nombre de jeunes vont étudier à l’étranger et ont accès à Internet (malgré tous les efforts de la censure). De ces « ratés » naissent des intellectuels et des dissidents brillants que le pouvoir n’a de cesse de persécuter.
Qui donc aime les turcs ? Qui donc les méprise ? Celui qui justifie l’injustifiable qui consiste, par exemple, à mettre sa jeunesse la plus lucide en prison ? Celui qui fait l’apologie d’un régime politique qui est le seul rescapé en Europe des régimes autoritaires des années 30. Celui qui insulte l’intelligence en prétendant mordicus que tous les gens de Turquie descendent tous de cavaliers des steppes ? Celui qui veut faire croire que les arméniens, les assyro-chaldéens et les grecs pontiques se sont dissous soudainement dans l’espace-temps ? Celui qui pense que le peuple d’Anatolie – celui de ceux qu’on appelle les « turcs noirs » (sic !) - n’est pas assez évolué pour vivre en démocratie ? Il faudrait donc accepter ce racisme au quotidien pour être admis comme « turcophile » ? [3]
Messieurs les rejetons d’une époque révolue et, vous, leurs complices objectifs de France et d’ailleurs, c’est vous qui n’aimez pas la Turquie et les gens de Turquie en voulant qu’il continuent à vivre sous le joug d’un état inique. Les gens de Turquie sont des être humains, ils ont le même potentiel que tous les hommes à condition qu’ils soient debout, qu’on leur permette d’être debout, à cette condition et à cette condition seulement la Turquie sera un grand pays respecté dans le monde.
La réforme prioritaire à mener est celle de l’éducation nationale et des universités. Introduire d’abord des livres d’histoire sans censure basés sur les connaissances et les recherches actuelles des historiens internationaux. Introduire dans les écoles, dès le plus jeune âge, la recherche personnelle, la confrontation critique des idées et la sensibilisation aux droits humains. La Turquie doit donner la liberté totale aux chercheurs, garantir la liberté d’expression et d’opinion. La Turquie doit aussi regarder son passé avec lucidité et savoir reconnaître ses torts demander pardon aux victimes et essayer de réparer, elle doit en finir avec le paternalisme et le culte kémaliste et instaurer des vrais contre-pouvoirs à l’état tout puissant. Tout juge, procureur, membre des forces de sécurité et autre agent de l’état doit pouvoir répondre de ses abus de pouvoir devant une Haute Cour indépendante. Les réseaux factieux appelés désignés sous le nom d’ « État profond » doivent être démantelés. Les citoyens doivent être égaux devant la loi quelque soit leur origine ethnique, leur religion ou leur sexe, il ne suffit pas de faire des textes de lois, il faut une magistrature formée et capable de faire respecter les textes. Le droit civil européen doit être transposé dans la législation turque. Les conflits doivent être tranchés par la négociation, les régions doivent acquérir une certaine autonomie. Il faut en finir avec le culte de la violence et des martyrs, abolir l’obligation du service militaire qui contribue largement au conditionnement nationaliste des hommes... Voilà donc une partie de ce que devrait accomplir un vrai gouvernement de changement, voilà ce que n’a surtout pas fait l’AKP (ni aucun de ses prédécesseurs d’ailleurs). Un état moderne ne se méfie pas du peuple, il l’éduque !
Les prétendus défenseurs de la Turquie ou « turcophiles » labellisés par les sites nationalistes soutenus par Ankara, sont en réalité des propagandistes et des complices objectifs de l’état par action ou par omission, et ce, alors qu’ils ont tous les moyens de connaître la réalité turque et qu’il refusent simplement de la voir. A une autre époque, celle ou sévissaient encore Franco et Salazar, Coluche faisait dire à un de ses personnages « (…) l’Espagne ou le Portugal c’est bien, la preuve : on y va en vacances ! (…) » Ce touriste là qui ne veut pas d’ombre devant son soleil, existe toujours. Ce qui est compréhensible pour un Turc vivant en Turquie pouvant ne baigner que dans la réalité qu’on lui laisse entrevoir, ne l’est pas indéfiniment pour un français qui peut accéder aujourd’hui à toutes les sources d’informations possibles. Mais il est notoire qu’il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre et pire aveugle que celui qui ne veut voir...
J’aime les gens de Turquie, mais ceux qui ont été et sont debout, qui refusent de se soumettre, ceux qui rêvent de démocratie et œuvrent pour son avènement. J’aime les gens comme Nazim Hikmet, Yilmaz Güney, Hrant Dink, Baskin Oran, Büşra Ersanlı, Ragip Zarakolu, Ayşe Günaysu, Hasan Cemal, Pınar Selek, Sevil Sevimli et tous ceux étudiants, intellectuels, journalistes, militants des droits de l’homme, artistes qui sont l’honneur de ce pays parce qu’ils ont un jour dit « non » au péril de leur vie ou de leur liberté.