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Erdoğan, la Turquie, les « marins musulmans » et l’Amérique

jeudi 20 novembre 2014, par Etienne Copeaux

Le président turc Erdoğan s’est récemment distingué en déclarant, lors d’un sommet de responsables musulmans originaires d’Amérique latine réuni à Istanbul, que l’Amérique a été découverte par des marins « musulmans » en 1178 et non par Christophe Colomb en 1492.

Erdoğan was here
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« 1492, Colomb n’a pas découvert l’Amérique »
Crédits : Burkh - Caricature trouvée sur le site « Diken »

Cette information fait bourdonner les réseaux sociaux et certains médias depuis quelques jours, provoquant des moqueries tout à fait justifiées.

Mais une telle information ne peut étonner que ceux et celles qui ne connaissent pas encore assez bien l’histoire culturelle de la Turquie. La réinterprétation de l’histoire à des fins nationalistes est une tradition solidement ancrée depuis la fin du XIXe siècle. Pour des raisons multiples, Mustafa Kemal (Atatürk) a encouragé un groupe d’historiens, anthropologues et linguistes turcs à réutiliser des Histoire des Turcs publiées antérieurement par des historiens nationalistes, pour bâtir un vaste récit selon lequel les Turcs, dont la langue serait la plus ancienne du monde, auraient créé la première civilisation humaine, en Asie centrale, avant de diffuser leur savoir par un vaste mouvement de migrations dans tout le continent eurasiatique, vers le VIIe millénaire avant Jésus-Christ. Les Turcs seraient ainsi à l’origine de toutes les anciennes civilisations, chinoise, sumérienne, hittite, grecque, étrusque, de même que toutes les langues du monde seraient d’origine turque.

Ce récit, voulu par Mustafa Kemal, par endroits même corrigé de sa main, a été diffusé sous forme d’un gros livre, Les grandes lignes de l’histoire des Turcs, reformaté presque immédiatement en manuels scolaires pour les lycées en 1931. En 1932, le Premier Congrès d’Histoire Turque, réuni à Ankara sous la présidence d’Atatürk et en présence de savants étrangers complaisants, entérinait ce qu’on appelle depuis la « thèse d’histoire turque » (Türk Tarih Tezi) et devait infuser ce nouveau savoir aux professeurs d’histoire qui formaient le public.

Si les plus énormes exagérations de ce récit ont été peu à peu édulcorées, il reste la base de l’histoire scolaire enseignée au moins jusqu’au début du XXIe siècle. A la fin du XXe siècle, des « savants » kémalistes zélotes ont appliqué les assertions de la « thèse d’histoire » à l’histoire des Kurdes, pour démontrer que ni le peuple kurde, ni la langue kurde n’existent, que les Kurdes ne sont qu’une branche du peuple turc et qu’ils viennent également d’Asie centrale. D’autres « savants » encore ont travaillé à « démontrer » que les migrations préhistoriques des Turcs auraient passé le détroit de Behring et ainsi introduit l’humanité en Amérique ; ils ont appuyé leurs assertions par des « preuves » linguistiques en affirmant que les langues d’Amérique seraient elles aussi d’origine turque.

Les propos du président Erdoğan, s’ils étonnent les médias occidentaux, sont donc malheureusement ordinaires parmi les tentatives de l’État turc de travestir l’histoire au profit de la nation. Aujourd’hui, grâce aux médias et aux réseaux sociaux, ils provoquent heureusement des moqueries. Mais antérieurement, la turcologie traditionnellement complaisante ne trouvait rien à redire. En Turquie, la « thèse d’histoire turque » a été analysée et dénoncée par Ismail Besikçi puis par Büsra Ersanlı, aux États-Unis par Speros Vryonnis ; en France, il a fallu attendre les années 1990. (...)

Suite et références sur le blog d’Etienne Copeaux, Susam-Sokak :
Erdoğan, les « marins musulmans » et l’Amérique

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