Déjà, en 2011, l’inquiétude était grande. Après avoir donné certains gages au processus de démocratisation réclamée par l’Union européenne, le gouvernement conservateur dirigé par Recep Tayyip Erdoğan adoptait en effet à cette période la logique nationaliste récurrente du pouvoir d’État. La Turquie retrouvait les pratiques de persécution systématique de l’opposition politique, sociale et intellectuelle. La dissidence démocratique se voyait à nouveau frappée, et avec une détermination qui a pris en défaut beaucoup d’analystes persuadés de la validité du « modèle turc ».
- Prison
- Image empruntée à : http://idees.rouges.cowblog.fr
Ce « tournant liberticide » affecta pour commencer des intellectuels et journalistes dont le seul crime était de contester le pouvoir personnel d’Erdoğan et les méthodes autoritaires de l’AKP. Le procès dit « Ergenekon », ouvert contre des militaires accusés de complots d’État, a amalgamé ces démocrates aux ultranationalistes ; ils ont subi un emprisonnement prolongé et des procédures judiciaires interminables achevées cet été par de lourdes peines.
Puis le gouvernement s’attaqua au parti légal pro-kurde BDP et aux intellectuels démocrates turcs qui soutenaient son action - convaincus que la solution à la question kurde passait par la voie politique et l’extension des libertés civiles. Pour abattre cette opposition, le gouvernement organisa un second procès d’État dit « KCK ». Les arrestations se succédèrent. Au mois d’octobre 2011, elles atteignirent un niveau d’arbitraire sans équivalent, justifiant le constat du « tournant liberticide turc ».
De centaines d’étudiants ont été alors arrêtés, souvent pour des raisons ubuesques : pour avoir prononcé une conférence sur La politique d’Aristote dans le cadre des activités culturelles du BDP, le doctorant et éditeur pour la maison Belge Deniz Zarakolu fut emprisonné à Istanbul le 4 octobre, avec 91 autres personnes dont l’étudiante Büsra Beste Önder. D’autres arrestations suivirent, frappant la traductrice Ayse Berktay puis, le 28 octobre, le fondateur et directeur de Belge, Ragip Zarakolu et l’universitaire Büsra Ersanli, professeure de science politique et de droit constitutionnel.
Depuis la situation a dégénéré, justifiant ce constat d’un pouvoir arbitraire en Turquie. Si Ragıp Zarakolu et Büsra Ersanlı furent libérés préventivement au printemps 2012, à la suite d’une forte mobilisation internationale, en revanche l’essentiel des inculpés de l’automne 2011 furent maintenus en détention. D’autres intellectuels et membres du BDP se trouvèrent à leur tour arrêtés, toujours sous le coup de la législation anti-terreur qui, par suite des possibilités d’extension illimitée de l’incrimination de terrorisme, permet l’arrestation de tout opposant public. A cela s’ajoute une manipulation de l’opinion par des médias gouvernementaux en position de monopole, développant des théories du complot (complot de « l’étranger », complot « juif ») pour mieux récuser le caractère légitime de cette opposition à l’arbitraire : furent ainsi expliqués l’échec de la candidature d’Istanbul aux Jeux Olympiques 2020 et le mouvement démocratique de Gezi du printemps dernier à Istanbul. Ce dernier, écrasé avec une violence extrême par la police turque dans la nuit du 15 juin, est depuis décapité par des vagues d’arrestation des principaux leaders de cette protestation civile tandis que des inculpations visent les auteurs (comme Erol et Nurten Özkoray) des premiers livres sur le sujet.
Cette résistance civile et libérale ne cesse d’inquiéter le gouvernement AKP dans sa marche vers un ordre autoritaire et les rêves impériaux du premier ministre. Dans cette logique, les avant-gardes intellectuelles de 2011 doivent être réduites au silence. Depuis la fin de l’été, la justice turque accélère toutes les procédures. Actuellement se tiennent dans l’énorme complexe judiciaro-pénitentiaire de Silivri les audiences du procès « KCK » susceptibles d’ordonner de longues peines d’emprisonnement pour des actes qui relèvent du seul exercice de la liberté d’expression et d’association. L’Europe doit faire preuve de la plus grande vigilance devant les accords de coopération judiciaire réclamés par la Turquie et mesurer combien la justice sert aujourd’hui dans ce pays l’arbitraire d’État. Elle doit ainsi, au travers de ses institutions, de ses opinions publiques, de ses intellectuels, se mobiliser aux côtés des acteurs de la démocratisation turque. Elle affirmera ainsi sa vocation première.