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Le 19 janvier : les peuples de Turquie se souviennent

dimanche 19 janvier 2014, par Samim Akgönül

Dans l’étude de l’Histoire, deux écoles s’affrontent. La première est celle des ruptures, des ruptures provoquées par des événements, des faits et des hommes et des femmes qui ont changé le cours de l’Histoire d’une société. La deuxième est celle de la continuité, qui refuse des bifurcations et qui défend que chaque fait est le fruit d’une mutation lente de la société et qu’il n’y a donc pas d’homme ou de femme providentiel. Les héros sont les fruits de leur temps.

Hrant Dink
Hrant Dink

Bien que la deuxième école soit la préférée des Historiens modernes, parfois il y a de tels événements reliés à de telles personnalités qu’il est difficile de ne pas y voir des ruptures, des changements de cap. L’assassinat de Hrant Dink, le 19 janvier 2007, sur un trottoir d’Istanbul en est, sans conteste, un dans l’Histoire de la Turquie.

La photo de ce corps, recouvert d’un drap blanc immaculé, retenu par un pavé pour qu’il ne s’envole pas sous un coup de vent, d’où dépassent une paire de chaussures usées est désormais gravées dans les pensées de tout le monde. Cette image est dorénavant symbole de l’aspiration pour une Turquie démocratique, égalitaire, heureuse, depuis la marche silencieuse monstre de centaines de milliers d’istambouliotes au lendemain de ce meurtre, jusqu’aux manifestations de Gezi en juin 2013. Les deux ont réuni des anonymes, de tous bords, parfois idéologiquement opposés, mais ressentant tous qu’il y a quelque chose de pourri dans ce royaume.

C’est frappant de constater que depuis le 19 janvier 2007, ceux qui se sont réveillés de leur sommeil, l’appellent tous avec son prénom, « Hrant », difficile à prononcer pour des Turcs, et se disent tous qu’ils/elles étaient ami-e-s de Hrant. A tel point que le groupe qui s’est formé pour entretenir sa mémoire, pour suivre le procès interminable de ses assassins, s’est donné le nom des « ami-e-s de Hrant » Hrant’ın arkadaşları. A tel point qu’aujourd’hui, la langue turque -où le mot « Arménien » même était une injure- a gagné un nouveau mot, celui d’Ahparig qui signifie frère, frère chéri… en Arménien.

Hrant Dink, était un Arménien. Mais un Arménien de Turquie, détesté des nationalistes turcs parce qu’il était Arménien, socialiste, défenseur inlassable des droits de tous les opprimés de Turquie. Il leur disait de ne pas avoir peur, que les Arméniens ne convoitaient pas les terres de Turquie, si ce n’est pour être enterrés dessous. Il était celui qui avait été capable de dire qu’il refusait que les Arméniens de Turquie obtiennent l’égalité et les droits de citoyens si les autres peuples du pays, dont les Kurdes, n’obtenaient pas les mêmes droits.

Il était mal aimé des Arméniens nationalistes parce qu’il leur reprochait d’être obtus par la reconnaissance du génocide de 1915. Il disait que la reconnaissance par la Turquie lui importait peu, que lui, il savait que c’était un génocide, imprégné dans l’essence même de son identité. D’ailleurs, ironie du sort, c’est un de ses articles demandant aux Arméniens de la diaspora de se libérer de cette obsession qui a été l’objet d’une distorsion, pour être le prétexte d’une hystérie nationaliste en Turquie, qui a abouti à son assassinat.

Il intriguait l’Église arménienne parce qu’il plaçait l’identité arménienne en dehors d’une identité religieuse, la seule reconnue en Turquie. Il faisait peur aux Arméniens de Turquie parce qu’il clamait haut et fort les revendications des Arméniens et de toutes les minorités, et que eux, étaient habitués au silence car ils craignaient, depuis 1915 des représailles. Mais chaque fois qu’il prenait la parole, chaque fois qu’il écrivait dans son journal Agos, il gagnait une place particulière dans la tête et dans les cœurs des hommes et des femmes de la rue, qui entendaient pour la première fois que le roi était nu, et ce, depuis très très longtemps.

Cette année de 2014, le 19 janvier est commémoré dans une atmosphère particulière. Celle d’une déliquescence de l’État turc où l’appareil étatique s’est implosé, victime d’un combat fratricide entre le gouvernement islamiste et une confrérie nationale-religieuse. Rien que ce déballage des preuves d’un État en décrépitude, montre combien le chemin qui a conduit à l’assassinat d’un des hommes les plus courageux de la Turquie contemporaine était inique. Une fois de plus, partout dans le monde, des milliers de femmes et d’hommes, des Turcs, des Arméniens, des Grecs, des Juifs, des Kurdes, des musulmans, des séculiers, des athées, des hétéros, des homosexuels… vont crier Buradayız Ahparig (Nous sommes là, frère) pas seulement pour réclamer justice pour leur ami Hrant, mais également pour demander vivre dans un pays apaisé, pluriel, faisant face aux pêchés du passé mais tourné résolument vers l’avenir.
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Sources

Le 19 janvier : les peuples de Turquie se souviennent
Minority Report - Samim Akgönül - samedi 18 janvier 2014

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