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La transcendance d’Atatürk - À quoi sert Atatürk dans la Turquie d’aujourd’hui ? (4e partie)

vendredi 30 mars 2012, par Etienne Copeaux

À quoi sert Atatürk dans la Turquie d’aujourd’hui ?

Un tel culte de la personnalité, une telle langue de bois sont étonnants dans un pays qui n’est pas une dictature. Mais la république de Turquie est un État autoritaire contrôlé par l’armée, où s’exerce une coercition avec la complicité d’une grande partie des citoyens, grâce à l’efficacité du discours idéologique, véhiculé notamment par l’école. Le culte d’Atatürk est justement la clé du système coercitif. Il est effectivement un bouclier que l’on oppose comme seul remède, seule protection face aux menaces que sont - au moins jusqu’en 1999 - l’islam politique et la sécession kurde. Le génie de ce système est qu’il utilise le ressort de l’affect : entre le citoyen et Atatürk existe un lien d’amour, de dévotion créé dès la petite enfance.

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10 Novembre 1938 - « Tu nous manques beaucoup... »

L’émotion qui saisit beaucoup de Turcs le 10 novembre à 9 heures 05 n’est pas feinte ; celle qui unissait les participants aux immenses marches kémalistes des 25 et 29 octobre 1998 était réelle aussi. Les Turcs voient sincèrement dans Atatürk un principe paternel protecteur, et la simple perspective d’un affaiblissement de cette structure mentale peut provoquer une sourde inquiétude : c’est ce qui s’est passé en 1996-1997.

Face aux dangers réels ou supposés, la réaction se fait par la répression militaire et policière, et par la censure ; mais dans la mesure où cette répression s’exerce au nom du système émotionnel qui imprègne la vie quotidienne des Turcs, elle est acceptée par le plus grand nombre : pour vivre tranquillement, il suffit de « jouer le jeu », sincèrement ou non. Le citoyen doit être, se sentir ou au moins paraître en phase avec l’État (mais non forcément avec le gouvernement). La phase, que les linguistes définissent comme une communication qui ne transmet aucune information et n’est entretenue que pour maintenir un contact, est obtenue par la multiplication de signes et de paroles répétitives (le drapeau, le portrait, la langue de bois) et par l’unicité absolue du message : le système politique, le système social, la morale, tout est dans Atatürk. Inversement, se placer hors de la phase, c’est refuser la protection, se proclamer asocial, c’est, à la limite, refuser d’être Turc. La phase est obtenue lors des grandes célébrations, notamment lors de chaque commémoration officielle ; elle a atteint un sommet lors du 75e anniversaire de la république en octobre 1998, et a été décrite ainsi par le ministre d’État Seçkiner, au soir de la grande marche populaire kémaliste du 25 octobre 1998 :

« Aujourd’hui, d’Edirne à Ardahan [deux villes situées aux extrémités du territoire turc], dans 80 départements et 700 arrondissements, les militaires, civils, étudiants, policiers, représentants d’organisations publiques ou de la société civile, tous, de 7 à 70 ans, ont vécu avec le même esprit et la même émotion dans le souvenir d’Atatürk. Par cette marche magnifique, nous, les défenseurs intrépides de la république que nous a confiée Atatürk, les défenseurs de la démocratie, de la liberté et des droits de l’homme, nous avons montré le plus bel exemple de totalité indivisible et d’unité de l’État turc et de la nation. En ce jour particulier, je présente mes plus profonds respects et mes salutations à tout notre peuple uni dans le souvenir d’Atatürk, et à tous ceux qui ont contribué au succès de cette marche [1]. »

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Silhouette d’Atatürk

Le culte est obsédant et stérilise une partie de la production intellectuelle et artistique turque, car il freine la réflexion dans certains domaines, comme l’histoire contemporaine ou la sociologie politique. Il canalise aussi une partie des revendications et des inquiétudes politiques et sociales, leur donnant un sens religieux et leur enlevant toute efficacité réelle : au cours de la crise que la Turquie a connue en 1997, par exemple, une partie de la population, femmes, jeunes, étudiants, n’a trouvé d’autre forme de réaction que le dépôt de gerbes au pied des statues d’Atatürk.

Certes, les kémalistes défendent sincèrement et passionnément la laïcité, ce combat permanent qui mobilise des intellectuels et des militants courageux, car il est mené contre des adversaires qui usent de la violence ; certains ont payé leur engagement kémaliste de leur vie, comme la juriste féministe Bahriye Üçok, le journaliste Uğur Mumcu, l’universitaire Ahmet Tanır Kışlalı, assassinés probablement par des islamistes au cours des dernières années. Dans ce contexte, celui qui critique le culte kémaliste risque d’être accusé de faire le jeu des islamistes, qui sont actuellement les plus ouvertement opposés au culte. C’est pourquoi, pour ne pas tomber dans le manichéisme, la critique doit passer par un travail d’analyse très précis, une déconstruction minutieuse, qui nécessite également du courage, et peut entraîner des problèmes avec la censure, des sanctions professionnelles, des peines d’emprisonnement.

Mais le système kémaliste est, en Turquie même, le sujet de recherches sérieuses et stimulantes en politologie, sociologie, historiographie. Des éditeurs, assez nombreux et courageux, sont prêts à accueillir les auteurs, pour lesquels il existe une demande ; des revues de réflexion politique, indépendantes de tous les pouvoirs, se maintiennent dans le champ de l’édition depuis longtemps déjà, comme Birikim (La Masse) ou Toplum ve Bilim (Société et Savoir). Ces courants intellectuels représentent la Turquie moderne ; ils sont quelquefois soutenus par certaines institutions étrangères, des ONG, des fondations (allemandes en particulier), l’Union européenne et le Conseil de l’Europe. Souvent, leurs travaux mériteraient d’être traduits vers une langue occidentale. Leur pensée ne se limite pas à la critique du kémalisme ; elle outrepasse allègrement les tabous institués par le pouvoir (l’armée, les questions kurde, chypriote, arménienne, vision officielle du passé) ; elle construit un nouveau langage politique, et recherche de nouvelles valeurs, universalistes, ne remettant en cause ni l’islam comme religion, ni l’héritage progressiste et laïque du kémalisme.

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Études complémentaires

  • Bümin Kürşat, Okulumuz, Resmi |deolojimiz ve Politikaya Övgü [Notre école, notre idéologie officielle et l’éloge en politique], Istanbul, Patika, 1998, 169 p.
  • Daldal Aslı, “ Mustafa Kemal kültü [Le culte de Mustafa Kemal] ”, Birikim, n° 105-106, 1998, pp. 36-49.
  • Erdofian Necmi, “ Popüler anlatılar ve Kemalist Pedagoji [Les récits populaires et la pédagogie kémaliste] ”, Birikim 105-106, 1998, pp. 117-125.
  • Erdofian Necmi, “ Kemalist Non-Governmental Organizations : Troubled Elites in Defence of a Sacred Heritage ”, in Seufert Günter, Vorhoff Karin, Yerasimos Stefanos (dir.), Civil Society in the Grip of Nationalism, Istanbul, Orient-Institut, IFEA, 2000, pp. 251-282.
  • Kongar Emre , 12 Eylül Kültürü [La culture du 12 septembre], Istanbul, Remzi Kitabevi, 1995, 300 p.
  • Meeker Michael M., “ Once There Was, Once There Wasn’t : National Monuments and Interpersonal Exchange ”, in Bozdofian Sibel, Kasaba Reşat (ed.), Rethinking Modernity and National Identity in Turkey, Seattle, Londres, University of Washington Press, 1997, pp. 157-191.
  • Tapper Richard, “ Religion, Education and Continuity in a Turkish Town ”, in Tapper Richard (éd.), Islam in Modern Turkey. Religion, Politics and Litterature in a Secular State, Londres, I.B. Tauris, 1991.
  • Tezcan Levent, “ Kemalizmi Düşünmenin Sorunları [Les problèmes de la pensée kémaliste] ”, Toplum ve Bilim, n° 74, 1997, pp. 194-208.

Ce texte, destiné originalement a être publié dans un ouvrage collectif « Saints et héros du Moyen-Orient contemporain » chez Maisonneuve et Larose, a une longueur se prêtant peu à la publication sur Internet, aussi avons-nous décidé de le publier en 4 parties sur 4 jours consécutifs.

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Sources

Publication originale : « La transcendance d’Atatürk », in MAYEUR-JAOUEN Catherine (dir.), Saints et héros du Moyen-Orient contemporain, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, pp. 121-138.

Notes

[1Yeni Yüzyıl, 26 octobre 1998.

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