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Histoire de la Turquie : « Si Atatürk n’avait pas existé... »

« La fausse république », de S. Nisanyan

lundi 18 novembre 2013, par Etienne Copeaux

La fausse république. 51 questions sur Atatürk et le kémalisme : ce livre de Sevan Nisanyan (prononcer « Nichanian »), historien, linguiste et – entre autres - rédacteur à l’hebdomadaire arméno-turc Agos, est une remise en cause des dogmes sur lesquels reposent le kémalisme et l’histoire officielle enseignée en Turquie. L’histoire de la république, en particulier, est enseignée comme un catéchisme. C’est Mustafa Kemal lui-même qui en a fixé le récit, dans son célèbre discours-fleuve, le Nutuk, prononcé en 1927. Il a été la base de la version scolaire publiée en 1931, le 4e volume des ouvrages pour lycée de la Türk Tarih Tetkik Cemiyeti, reprise ensuite à l’infini, plus ou moins simplifiée, dans les manuels scolaires de tous niveaux, jusqu’à nos jours. Le récit de la guerre de Libération (Millî Mücadele) est une histoire sainte qui clôt l’Histoire.

La fausse république. 51 questions sur Atatürk et le kémalisme
La fausse république. 51 questions sur Atatürk et le kémalisme
Sevan Nişanyan - Yanlış Cumhuriyet Atatürk ve Kemalizm Üzerine 51 Soru
Crédits : Kırmızı Yayınları

Sa diffusion par l’école est épaulée par un autre grand livre d’histoire, oral et visuel : l’ensemble des commémorations nationales, qui font revivre cinq fois par an les grands événements de la geste kémalienne. Chaque 23 avril, 19 mai, 30 août, 29 octobre et 10 novembre [1], des célébrations officielles, partout dans le pays et au nord de Chypre, reprennent et mettent en scène dans les stades, sur les avenues des villes, autour des statues d’Atatürk, les éléments du récit sacré.

Le titre de l’ouvrage, La fausse république, est provocateur. Il faut savoir qu’à l’école, jusqu’à ces derniers temps, les enfants prêtaient serment à Atatürk, ils juraient de se dévouer corps et âme aux « principes d’Atatürk » (La Turquie retrouve les lettres Q, W et X, et ce n’est pas une bonne nouvelle pour tout le monde) et à l’amour de leur Père. La formule qui résume ce culte, « Si Tu n’avais pas existé, je n’existerais pas » confère à Atatürk la dimension d’un Créateur. Remettre en question son œuvre et son rôle sur chaque personne vivant en Turquie est, du point de vue du croyant, proprement insensé.

Le livre est conçu comme une sorte de catéchisme, un jeu de questions-réponses, genre assez couramment utilisé en Turquie, dans le cadre d’une polémique politique, mais dans ce cas c’est un contre-catéchisme. Car l’auteur examine l’un après l’autre les éléments du dogme kémaliste, et cherche à les réfuter ou les mettre en doute. Le simple fait de poser des questions comme « Atatürk représente-t-il une conception de la politique unique en son genre dans l’Histoire ? » est en lui-même blasphématoire puisque l’Atatürk des manuels scolaires et de la propagande est immortel, incomparable, sans exemple (voir sur ce blog « La transcendance d’Atatürk »).

Sevan Nişanyan
Sevan Nişanyan
Historien, linguiste et rédacteur à l’hebdomadaire arméno-turc Agos

Nişanyan a écrit son livre en 1993-1994 ; il a été publié en 2008 seulement ; dans la préface, l’auteur estime que son travail, quinze ans plus tard, était toujours d’actualité, en dépit, estime-t-il, de deux changements importants : d’une part, en quinze ans, le kémalisme, qui a été le nom d’une pensée de gauche et progressiste, est devenu un nationalisme autoritaire et militariste ; et d’autre part, le mouvement islamiste parvenu au pouvoir en 2002 a fondé un gouvernement relativement « ouvert au monde et à la démocratie libérale, ce qui n’était pas prévisible [vers 1994] et a constitué une grande surprise ». Ce jugement, qui pourrait susciter l’ironie en 2013, ne doit pas servir à invalider les thèses de Nişanyan. Jusqu’alors, il était partagé par une grande partie de l’intelligentsia de gauche. Ensuite est arrivée la très mauvaise surprise, le virage autoritaire, la répression massive – qui jusque là était réservée aux Kurdes et aux alévis - et le mouvement de Gezi.

L’auteur s’appuie sur les sources de base, et sur les travaux qui font autorité en matière d’histoire et d’historiographie de la Turquie. Les notes de référence sont nombreuses et quatre pages de bibliographie concluent l’ouvrage.

Les questions sont regroupées en chapitres : « La perspective historique », « La démocratie et la république », « Les révolutions » (c’est à dire les fameuses réformes d’Atatürk), « L’occidentalisation », « La laïcité », « Le nationalisme », « Le Combat national ». Le point commun des 51 questions est que la réponse donnée par Nisanyan, après une discussion de cinq à dix pages, est toujours plus ou moins négative. Ainsi par exemple : « Le régime fondé par Atatürk est-il une démocratie ? » « Le droit de vote accordé aux femmes est-il la preuve que le régime était démocratique ? » « La forme républicaine du pouvoir était-elle une condition sine qua non de l’établissement d’une démocratie ? »

Ou encore : « Le régime kémaliste a-t-il établi les conditions nécessaires pour la formation d’un Etat de droit ? » « La réforme de l’alphabet a-t-elle accéléré l’alphabétisation de la population ? » «  Les “ révolutions d’Atatürk ” ont-elles accru le bien-être de la population ? » « L’occidentalisation était-il un objectif du régime kémaliste ? » « La république de Turquie est-elle laïque ? », « Le nationalisme atatürkiste écarte-t-il les critères de religion, de langue et de race ? »

Les dernières questions portent sur la guerre de Libération et sur l’essence et l’existence même de la Turquie : «  Le but des impérialistes était-il vraiment de diviser ou d’occuper durablement la Turquie ? » « Sans la guerre de Libération, la Turquie aurait-elle perdu son indépendance ? » « Un État arménien aurait-il été établi en Anatolie ? » « La Turquie serait-elle passée sous mandat américain ? »

La chaîne temporelle qui lie le personnage d’Atatürk, la guerre de Libération et les citoyens turcs actuels est téléologique : pour un Turc fidèle aux valeurs enseignées à l’école, tout mène à sa propre existence en tant que citoyen d’une Turquie républicaine et laïque : « Si Atatürk n’avait pas existé, je n’existerais pas ». La démarche uchronique de Nisanyan, qui consiste à imaginer ce qui se serait passé si..., n’a pas de sens au regard du dogme. C’est justement cette uchronie qu’on pourrait lui reprocher, car il tente de vaincre l’aporie du temps. Mais en fait une grande partie des Turcs vit dans l’uchronie en remâchant sans cesse le « Si Atatürk n’avait pas existé... » soit pour s’en féliciter et le remercier d’être vivant, soit pour le maudire – pour les islamistes surtout - et imaginer une autre uchronie, une Turquie califale qui serait un phare pour l’islam. Nisanyan ne fait que retourner le vice logique pour essayer de le démonter, et il peut le faire, car sa démarche est somme toute plus politique qu’historienne.

De fait Nisanyan annonce clairement la couleur dès les premières pages, en replaçant le kémalisme dans le contexte historique de son apparition : une Europe pratiquement couverte de régimes autoritaires, fascistes, dictatoriaux, et c’est avec ces régimes (y compris le régime soviétique) qu’il commence par comparer la première époque du kémalisme.

Le constat est très sévère : pour Nisanyan, les succès du kémalisme sont très limités, que ce soit sur le plan politique, économique ou culturel. La base de son raisonnement repose sur la comparaison avec les derniers temps de l’empire ottoman : à cette époque, les réformes et les progrès étaient déjà bien entamés, explique-t-il, et auraient peut-être abouti sans le kémalisme. Il nie ainsi que la république soit une coupure radicale avec la période ottomane. Il remet en question l’utilité de certaines réformes, notamment la réforme de la langue, la réécriture de l’histoire, et souligne les dégâts culturels et sociaux engendrés par la purge du lexique turc, et par l’introduction brutale de l’alphabet latin, qui ont coupé les Turcs de leur passé, même familial : le niveau culturel du pays, selon lui, a reculé.

La conclusion du livre est très dense. Après un bref hommage à Atatürk – quand même – Nisanyan souligne le peu de culture du Guide, qui n’a eu d’autre éducation que militaire, et la faiblesse de ses contacts réels avec l’Occident : « Sa vision du monde ne dépassait pas Salonique et Sofia ». Mais « le problème n’est pas vraiment là. Tout milieu favorable à la discussion, au débat, a été anéanti dans les années de terreur qui suivent 1923 ». L’emploi du mot « terreur » pour qualifier cette période est remarquable ; il n’y avait ni opinion publique ni partis, la presse était muette ; pas de milieu intellectuel qui ne soit stipendié par l’État ; pas de groupe social capable d’agir en dehors de l’État, et pas de législation permettant une évolution dans ce sens. « Tous les instruments politiques, juridiques et surtout moraux qui auraient pu donner force et soutien à ceux qui voulaient dire ’non’ avaient été supprimés ou réduits au minimum. Et malgré toutes ces conditions, jusqu’à ses derniers jours, sans jamais de repos, Atatürk a cru réaliser des œuvres positives, et c’est là sa grandeur et sa tragédie ».

Et Nişanyan conclut abruptement : « Les conséquences de ces efforts, pour la Turquie, ne sont pas positives ».

La prétention à l’occidentalisation a été recouverte par un lourde chape de chauvinisme. En réalité, selon Nişanyan, les pas les plus significatifs de l’occidentalisation du pays ont été réalisés à la fin de l’époque ottomane et à l’époque du pluripartisme, après 1950. « Sous le pouvoir du parti unique [1923-1945], les liens avec les pays occidentaux, sur le plan commercial, culturel, intellectuel, diplomatique et humain, ont été à leur plus bas niveau depuis un siècle ». L’histoire a été réinterprétée de façon manichéenne, c’est l’histoire de « la Turquie face à ses ennemis » et seulement cela ; « l’élimination de tout ce qui semblait ’étranger’, dans les domaines économique, historique ou même linguistique, a fait office d’idéal national ».

La laïcité n’a pas avancé. Atatürk est devenu le Prophète et son grand discours, le Nutuk, a été le livre sacré d’une religion d’État. Le pays est devenu presque totalement musulman, alors que les non musulmans formaient le quart de la population à la fin de l’empire. Il n’y a pas eu le moindre effort pour créer une identité nationale indépendante de la religion.

Le défi à relever était de faire vivre ensemble sur une même terre des musulmans et des non musulmans ; la république n’a pas su prendre le relai des efforts de création d’une nation pluriculturelle entrepris avant la république sous l’appellation de « nation ottomane ». Il n’est pas nécessaire d’être d’origine arménienne comme Nişanyan pour dresser ce constat : le nettoyage ethnique commencé avant la république s’est poursuivi avec les pogroms de 1955, et l’expulsion des Rum (orthodoxes pour la plupart citoyens de la république de Turquie) en 1964. Et on pourrait rajouter, ce que Nişanyan omet de faire, la poursuite de cette politique à Chypre en 1974.

« Dans la Turquie d’aujourd’hui, regrette Nisanyan, ceux qui ont adopté un idéal de modernité, d’occidentalisme, de pensée libérale, ont choisi pour bannière un leader totalitaire. C’est aussi bizarre que si on choisissait Franco ou Mussolini comme symboles des démocraties européennes. » Cet état d’esprit, selon Nisanyan, aurait entraîné la Turquie dans un certain isolement. Ce qui est défendu sous le nom d’ « Occident », c’est uniquement l’économie de consommation. Et les « vrais » kémalistes qui refusent les supposés bienfaits de celle-ci se réfugient dans un chauvinisme déguisé en « esprit de résistance nationale » (kuvayı-milliye ruhu) et d’ « anti-impérialisme ».

Nişanyan (il faut rappeler qu’il écrit en 1994), redoute une grandissante et menaçante vague réactionnaire. Ceux qui pourraient lui résister ont une force économique et des privilèges sociaux, ils ont des relations avec certains cercles du pouvoir. Ils contrôlent les universités. Mais ils n’ont pas de force morale. La notion de laïcité a été brouillée par le discours sur « la Turquie à 99% musulmane ». L’allié dont la vie intellectuelle a le plus besoin en Turquie, l’opinion publique occidentale et ses cercles influents, se méfie profondément, selon l’auteur, de l’intelligentsia turque.

« Ces contradictions ont plongé la Turquie dans une paralysie (…) qui ne pourra être vaincue que par une révolution des esprits (zihin devrimi). La pensée moderne et libérale a été opprimée pendant 70 ou 80 ans ; elle doit maintenant porter un regard nouveau sur l’histoire de la modernisation du pays. Mais après avoir rejeté cette histoire cabossée, il faudra réévaluer le personnage à la fois brillant et tragique qu’a été Atatürk, et il faudra le remettre à sa juste place dans l’Histoire, avec son extraordinaire passion et ses extraordinaires erreurs. »

La « révolution des esprits » commençait dès 1994. Mais elle ne pouvait venir du milieu politique classique. Elle naissait à la marge, dans les mouvements kurdes, alévis et ceux qui les soutiennent. Quinze ans après la rédaction de ce texte, cinq ans après sa publication, la remise en cause des valeurs kémalistes, la réévaluation de ses « révolutions » est bien avancée. Elle se fait jour après jour dans certaines universités, et surtout au sein de la société civile, d’associations, de plates-formes. Elle est stimulée par les parties de la société qui ne sont assimilables ni par le modèle kémaliste ni par celui de la synthèse turco-islamique : les Kurdes, les Arméniens, les Alévis. En un processus dialectique, elle a été stimulée par des événements tragiques – la guerre au Kurdistan, la non- reconnaissance du génocide qui rend la société malade d’elle-même, l’assassinat de Hrant Dink, les pogroms contre les alévis. Elle est même stimulée par la vague de répression qui s’abat sur les militants de la paix et les intellectuels libéraux depuis 2009.

La révolution des esprits est troublée, elle a sans doute été freinée, par l’attitude du gouvernement AKP, qui n’a pas rejeté nettement ni immédiatement l’héritage kémalien, car l’icône d’Atatürk est toujours utile pour gouverner. Elle est troublée car ceux qui veulent réévaluer le kémalisme ont désormais deux forces à combattre : le kémalisme et sa force d’inertie, et le pouvoir de l’AKP ; et la répression du premier par le second n’est pas forcément de bon augure pour les démocrates, comme on l’a vue en été 2013.

Mais cette révolution, qui couvait dans les associations, les plates-formes de toutes sortes, dans les prisons, les universités et les librairies, a surgi dans le parc de Gezi puis dans toute la Turquie en juin 2013. Les nombreux portraits d’Atatürk visibles parmi les manifestants au cours de ces semaines ne sont que des images, saintes mais laïques, qu’on oppose à ceux qui, au pouvoir, estiment que la Turquie est peuplée de 99% de musulmans réactionnaires. Surtout, ils expriment une peur du vide et de l’inconnu, et la force d’inertie ; l’une et l’autre seront peut-être plus longues à vaincre que la peur de la police et de la prison.

Nisanyan Sevan (2008). Yanlıs Cumhuriyet. Atatürk ve Kemalizm Üzerine 51 Soru [La fausse république. 51 questions sur Atatürk et le kémalisme], Kırmızı Yayınlar, Istanbul, 447 p., RIS, BibTeX.

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Sources

Notes

[1Respectivement anniversaires de l’ouverture de l’Assemblée nationale (1920), du « débarquement » de Mustafa Kemal à Samsun (1919), de la victoire de l’armée kémaliste sur l’armée d’occupation grecque (1922), de la proclamation de la république (1923) et de la mort d’Atatürk (1938).

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