Le culte
La dévotion a ses dates particulières, notamment lors des cinq fêtes officielles, qui sont toutes liées à la personne et à la geste d’Atatürk. Elle a aussi ses temples, le mausolée d’Atatürk, qui domine la capitale (Anıtkabir), et le monument de la république, place de Taksim à Istanbul. Partout, des monuments sont le point focal de toutes les célébrations et actions de grâce, le lieu central de toute localité turque.
Le mausolée est un lieu où l’on est « face à face avec Atatürk ». C’est à partir de mai 1960, alors qu’un coup d’État militaire avait justement restauré un régime kémaliste succédant au gouvernement d’Adnan Menderes (1950-1960), que ce tombeau est devenu la « qibla politique » (siyasetin kıblesi) vers laquelle doivent se tourner tous les Turcs [1]. C’est à partir de 1961 que les dirigeants se pressent au mausolée, à chaque étape de la vie politique. Le mausolée, dans l’esprit des Turcs, est bien le tombeau d’un saint (un türbe), comme l’a écrit en un lapsus révélateur le général Sunay dans le livre d’or en 1961. La visite au mausolée (ziyaret [2]) est un rite socialement et politiquement obligatoire pour tout acteur de la vie politique, de la vie publique, pour les partis, associations, corps de l’État, corporations, clubs, établissements d’enseignement, etc. La photo de ziyaret, important stéréotype visuel de la presse turque, est un certificat de conformité à l’idéologie et au culte.
Le livre d’or a été mis en service en 1948, avant même la construction du mausolée, au musée ethnographique d’Ankara où reposait d’abord Atatürk. Beaucoup des textes laissés par les visiteurs, qui s’adressent directement au Fondateur, sont de véritables prières : « Mon Père, (...) si j’ai commis des erreurs ou des péchés pardonne-moi. Accepte mon imploration, mon Père, et pardonne-nous à tout instant. Les années ont passé, nous nous sommes rapprochés de toi [3] ». Ce sont aussi très souvent des actions de grâce : le général Gürsel vient remercier Atatürk, en juin 1960, pour le succès du coup d’État du 27 mai. Les juges de la Haute cour viennent rendre grâce, en 1961, après la pendaison de l’ex-premier ministre Adnan Menderes (destitué le 27 mai 1960), et Süleyman Demirel, le jour du 75e anniversaire de la république, vient « rendre ses comptes » à Atatürk.
Mais le mausolée et le monument de la place de Taksim sont aussi des lieux de plainte (Şikayet) contre tout ce qui n’est pas conforme à la pensée ou à l’héritage d’Atatürk. Dans ce cas, le plaignant estime qu’il est lui-même le dépositaire légitime et sincère de la pensée d’Atatürk, qu’il prend à témoin. Tous les niveaux sociaux s’expriment de cette façon : représentants d’une profession se plaignant à Atatürk de la situation économique, protestataires de Pergame se plaignant de la destruction de l’environnement par une multinationale [4]. La grande période des Şikayet à Atatürk a été l’année durant laquelle la coalition islamiste a exercé le pouvoir (juin 1996-juin 1997) ; nombreux sont ceux qui estimaient que l’héritage laïque était bafoué ; on vit des associations de femmes kémalistes venir se plaindre à Atatürk de dispositions facilitant le respect du jeûne du Ramadan dans les administrations.
Dans cette situation, on n’est pas vraiment face à face avec Atatürk. C’est plutôt pour être les yeux dans les yeux des caméras ou des objectifs qu’on se prête à ce jeu. Il s’agit là d’une manière conventionnelle et codée de faire connaître son insatisfaction par la presse. L’ensemble ziyaret-Şikayet peut remplacer, dans la même fonction, la manifestation de rue ; l’effet vis-à-vis des médias est le même, et l’avantage inestimable est que le pèlerinage et l’adresse légitiment leurs auteurs et leur requête, et les protègent ; c’est pourquoi, en retour, l’accès au mausolée et au monument de la place de Taksim n’est pas libre : par exemple il ne peut être question pour un représentant de la « réaction religieuse » (ırtıca) ou pour un « sécessionniste » kurde d’invoquer Atatürk pour se plaindre de la répression étatique.
Le Şikayet a ses limites : on peut se plaindre d’un gouvernement non kémaliste, comme la coalition de 1996-1997, mais pas de la république, encore moins de l’armée ou de la police : ceux qui ont à pâtir de la violence d’État sont ipso facto placés hors-jeu dans le camp des « incroyants » : les sécessionnistes kurdes, les partis de la gauche radicale comme le HADEP et l’ÖDP, des mouvements protestataires comme celui des mères de disparus qui venaient protester chaque samedi devant le lycée de Galatasaray, de 1996 à 1999.
La transgression et sa sanction
Le culte d’Atatürk est une religion d’État qui admet mal l’incroyance. Le 10 novembre, jour anniversaire de la mort du héros, il vaut mieux rester chez soi si l’on ne veut pas se mettre au garde-à-vous à 9 heures 05, car le pays tout entier est tenu de se figer durant cinq minutes. Un village, une école, un quartier dépourvus de buste d’Atatürk seraient objets de scandale ; et à Sultanbeyli, quartier islamiste d’Istanbul, c’est l’armée elle-même qui est venue imposer en 1997 une statue à la municipalité récalcitrante. Mais en réalité, les transgressions sont innombrables, quoique discrètes, et discrètement relatées par la presse.
Injurier la mémoire d’Atatürk est aussi grave qu’injurier l’armée : ces deux délits ont été exclus de la loi d’amnistie en octobre 1999. Depuis mars 1997, tout citoyen peut ouvrir une action en dommages et intérêts et se porter plaignant dans une affaire d’insulte envers Atatürk. Plus grave encore que l’insulte, l’agression envers Atatürk (Atatürk’e saldırı), c’est-à-dire à l’encontre de ses images, est pourtant très fréquente. Il y a eu des précédents célèbres et dangereux : c’est un prétendu attentat contre la maison natale d’Atatürk à Thessalonique qui a provoqué les pogroms contre la population grecque orthodoxe d’Istanbul en septembre 1955, et la destruction d’un buste d’Atatürk à Iskenderun en décembre 1960 a provoqué des tensions avec la Syrie [5]. Périodiquement, des bustes d’Atatürk sont l’objet de profanations, dégradations ou de destruction [6].
Mais il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à la dégradation ou la destruction d’un buste d’Atatürk pour entraîner des réactions. Lors de la crise de Sincan en février 1997, on a jugé scandaleuse la proximité entre un buste d’Atatürk et un meeting organisé par la municipalité islamiste. Ce fait amplifié par la presse laïciste des 4 et 5 février 1997 a provoqué une réaction en chaîne qui a fini par faire tomber la coalition islamiste [7].
La répression de tels actes, le plus souvent perpétrés par des islamistes, est assez sévère (quelques mois à un an de prison ferme) ; mais la punition du coupable ne suffit pas pour réparer l’offense. Un exorcisme sous forme d’action réparatrice est nécessaire ; la cérémonie comporte un dépôt de gerbe, l’invocation de la mémoire d’Atatürk, parfois une marche à travers les rues avec distribution de rosettes ou de portraits d’Atatürk, et dans les cas extrêmes, comme à Sincan en 1997, de prise d’armes et dans tous les cas réparation matérielle du dommage pouvant aller jusqu’à la mise en place d’une statue plus grande.
Critiques
Y a-t-il beaucoup d’athées, d’incroyants, d’indifférents à ce culte ? Malgré les apparences, les critiques ne manquent pas, en particulier dans la presse islamiste, même modérée. Il est arrivé que le quotidien Zaman (islamiste modéré) dénonce l’aspect « quasi pathologique » (cinnet sınırında) et « quasi maoïste » de l’atatürkisme [8]. Les messages de soutien à l’ancien maire islamiste d’Istanbul, Recep Tayip Erdofian, lorsqu’il a été destitué, publiés par la presse de droite en 1998, expriment un courant d’opinion anti-atatürkiste, un courant qui désire soulever la chape idéologique pesant sur la Turquie. La presse islamiste radicale (Akıt, Yeni Şafak) a sévèrement critiqué les cérémonies du 75e anniversaire de la république, dénonçant l’« exploitation hypocrite » de l’image d’Atatürk, utilisée comme un bouclier contre la coalition islamiste.
Dans les actes, on peut observer une résistance passive de la part des municipalités islamistes lors des cérémonies officielles : il n’y avait pas de portraits d’Atatürk dans les stades de Konya ou d’Urfa lors de la fête de la jeunesse, le 19 mai 1997 ; au contraire, à Çorum, des portraits de Mehmet le Conquérant présidaient aux cérémonies ; chaque année, le 10 novembre, des citoyens refusent de rester figés au moment de la mort d’Atatürk. Une critique est faite en sourdine également par les deux journaux de la gauche non conformiste, Yeni Yüzyıl (un titre qui a cessé de paraître en 2001) et Radikal. Car à gauche aussi, des courants signifient leur opposition au culte par une résistance passive, en n’utilisant pas les icônes du kémalisme, au cours de leurs réunions ou de leurs manifestations. C’est le cas du HADEP, de l’ÖDP, des mères de disparus.
Ce texte, destiné originalement a être publié dans un ouvrage collectif « Saints et héros du Moyen-Orient contemporain » chez Maisonneuve et Larose, a une longueur se prêtant peu à la publication sur Internet, aussi avons-nous décidé de le publier en 4 parties sur 4 jours consécutifs.
- La transcendance d’Atatürk - L’image et l’apparence d’Atatürk, le harram et le helal (1re partie)
- La transcendance d’Atatürk - Le récit historique, démonstration de l’unicité et de la transcendance (2e partie)
- La transcendance d’Atatürk - Le culte (3e partie)
- La transcendance d’Atatürk - À quoi sert Atatürk dans la Turquie d’aujourd’hui ? (4e partie)