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Turquie : Retour sur la vague d’arrestations d’Adana

mercredi 14 mars 2012, par Etienne Copeaux

Voici des précisions sur la vague d’arrestations du 6 mars 2012 à Adana et dans la région, d’après les sites info-turk (DIHA journalists who exposed child abuse in prison detained) et Serbestî (Pozantı’yı duyuran Özlem Ağuş tutuklandı).

Il est confirmé qu’Özlem Agus a été inquiétée pour son enquête sur les abus sexuels dans la prison pour enfants de Pozantı. Le 6 mars, il s’agissait de sa troisième arrestation en un mois.

En même temps qu’Özlem Agus, 14 personnes ont été appréhendées dont trois ont été remises en liberté. Les descentes de police du 6 mars ont visé le siège de l’agence Dicle (DIHA) d’Adana, les sièges départementaux et locaux du parti BDP (Parti pour la paix et la démocratie, pro-kurde), les sièges de diverses associations comme la Kurdi-Der (association qui étudie et promeut la langue kurde) et le MKM (Mezopotamya Kültür Merkezi, un centre culturel kurde) et les domiciles de militants.

Parmi les personnes dont l’arrestation a été confirmée par le procureur figurent, outre Özlem Agus, Abdülkerim Aslan et Hakkı Kuru (responsables départementaux du BDP), Asmin Tümür (responsable du BDP pour l’ilçede Seyhan), Faik Batur et Behçet Akdeniz (responsables du BDP pour des quartiers de la ville d’Adana), Ahmet Kılıç (ancien responsable départemental du BDP), Ahmet Coşkun et Suat Günbey (du Mezopotamya Kültür Merkezi d’Adana). Tous vont être inculpés d’appartenance à un mouvement illégal et de propagande pour un mouvement illégal. Les femmes arrêtées ont été incarcérées à la prison pour femmes de Karataş (sur la côte, au sud d’Adana), et les hommes à la prison de « type F » (haute sécurité) de Kürkçüler (20 km à l’est d’Adana).

La prison pour femmes de Karataş

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La prison pour femmes de Karataş

Selon info-turk, un autre journaliste de l’agence DIHA, Ali Buluş, a été arrêté alors qu’il était libre depuis seulement deux mois, précédemment incarcéré à la prison d’Ermenek.

La répression contre l’agence Dicle (DIHA) est continue depuis sa création le 4 avril 2002. Parmi les 36 journalistes arrêtés le 20 décembre 2011 à Van, Diyarbakır, Istanbul, Ankara, Urfa, Adana, Mersin et Izmir, nombreux étaient ceux qui travaillaient à l’agence DIHA. Le 4 février dernier, l’agence de Batman qui a subi une opération de police, avec l’arrestation de Gülsen Aslan ; et le 13 février, à nouveau celle de Diyarbakır, avec l’arrestation de Ismet Mikailogulları (parmi 200 autres personnes).

Les enseignements de la vague d’arrestations du 6 mars

La nouvelle vague d’arrestations est très significative. Tout d’abord, le cas d’Özlem Agus démontre clairement que l’inculpation pour « terrorisme » ou plus précisément « appartenance à un mouvement illégal » ou « propagande pour un mouvement illégal » est utilisée – et sera probablement de plus en plus souvent utilisée – pour n’importe quel objet. L’État turc dispose d’un appareil répressif merveilleux, la loi dite « combat pour la société » (Toplumla Mücadele Yasası – TMY) qui n’est que le nouvel habillage de la fameuse « loi pour combattre le terrorisme » (Terörle Mücadele Yasası – TMY). Il s’agit d’un instrument juridique correspondant à un état d’exception, qui permet de procéder très facilement à des arrestations et de maintenir en détention les personnes arrêtées pendant une période de plusieurs mois, voire de plus d’un an, avant même que la procédure judiciaire ne commence. Outre son effet répressif, cette loi est censée jouer un rôle dissuasif puissant. Les personnes arrêtées restent en prison, longtemps, avant que ne soit démontrée – ou non – leur « appartenance à un mouvement illégal ».

Mais malgré l’épée de Damoclès, les démocrates turcs ne se laissent pas intimider. Leur courage est admirable.

L’élasticité du concept de « terrorisme » permet d’étendre la répression à des faits qui n’ont rien à voir avec la question kurde : la mise en cause du régime des prisons, la dénonciation des conditions de détention et des abus sexuels, peut être qualifiée de « propagande terroriste » dès lors que les prisons sont bourrées de militants kurdes. Tout sujet de société peut tomber sous le coup de cette loi. On ne voit pas pourquoi un gouvernement qui veut faire taire la contestation s’en priverait.

Mais il y a une condition à cela : la loi répressive étant en principe liée à la lutte contre le mouvement kurde, il faut que la guerre continuepour servir de prétexte à la répression. La guerre dans le sud-est est donc un instrument de politique intérieure : c’est la guerre qui gouverne le pays. Plus que du pouvoir de l’armée sur la politique, il faut s’interroger sur ce phénomène, le pouvoir de la guerre sur la politique : ce n’est pas l’arrestation de généraux qui peut changer cet état de fait.

Minutie répressive

Le deuxième enseignement de la « charrette » du 6 mars est le caractère systématique, minutieux, de la répression : non seulement les têtes des mouvements kurdes ou pro-kurdes sont visées, mais les responsables locaux et même de quartier sont frappés également. Non seulement les organisations proprement politiques, mais les association culturelles, les cours de langue... Le pouvoir cherche à détruire l’ensemble du réseau social qui innerve la population kurde.

Mais bientôt il ne sera plus nécessaire de dire : « répression contre les mouvements kurdes ou pro-kurdes ». En effet, dans la Turquie actuelle, le problème kurde a pris une telle ampleur, que c’est l’ensemble du mouvement démocratique qui se sent concerné par cette question. Il est significatif que de nombreux non-Kurdes s’engagent et subissent la répression, et le même phénomène se produit autour de la question arménienne. Il n’y aura bientôt plus de « question kurde » ou de « question arménienne » mais une seule « question de la démocratie » en Turquie, et le pays ne connaîtra pas la démocratie tant que ces deux « questions » ne seront pas résolues. Par « démocratie » bien sûr, il ne faut pas entendre « élections », mais une réelle liberté de pensée et d’expression, une réelle liberté de la presse, et la fin d’un système de gouvernement où l’on cherche la paix sociale par la crainte de l’emprisonnement, par la crainte de la question « à qui le tour ? ».

Nouvelle géographie

Enfin, il est significatif que la répression s’abatte systématiquement sur des lieux situés hors de la « région kurde » du pays. Certes, la plus grande ville à population kurde du pays, Diyarbakır, ainsi que des villes comme Van, sont parmi les principales cibles de la répression. Mais la population kurde, pour fuir la guerre, s’est étendue dans tout le pays ; loin de se « turquiser », de s’ « assimiler », elle forme des noyaux durs de culture kurde. Adana et Mersin ont de grands quartiers kurdes. Leur population est innervée par un réseau d’associations, ce centres culturels, de centres d’enseignement en kurde, de médias comme l’agence Dicle, et en même temps que la population kurde se diffuse dans les petites villes de la région, la répression s’abat également sur ces petits centres, comme Seyhan.

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Cours de musique au Centre culturel Mésopotamie (MKM), à Adana (source)

Tout cela transforme profondément la géographie culturelle de la Turquie. Autrefois, la vie intellectuelle et politique était centrée à Istanbul et Ankara. L’extension du problème kurde fait que la réflexion politique sur la démocratie, sur la culture, sur les liens à établir entre les différentes « questions » (la « question féminine » aussi), cette réflexion se fait aussi dans des laboratoires de pensée qui restent à Istanbul et Ankara mais essaiment aussi à Diyarbakır et Adana ou Mersin.

Le système répressif s’adapte à cette nouvelle géographie.

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Sources

Article original publié le lundi 12 mars 2012 sur le blog d’Étienne Copeaux sous le titre : « Retour sur la vague d’arrestations d’Adana »

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