- Tayyip Erdogan devant certains de ses ministres à Ankara, le 18 décembre 2013.
- Les fils de certains d’entre eux ont été arrêtés au cours d’une enquête contre la corruption.
- Crédits : REUTERS/Umit Bektaş
Blême et déstabilisé, Recep Tayyip Erdoğan, a dénoncé l’opération anti-corruption de grande envergure, menée contre son entourage politique, avant de lancer de nouvelles purges au sein de la police et de la justice. Ce « complot » serait fomenté par la « néo-confrérie Gülen » qu’il a qualifiée, sans la nommer, d’« État dans l’État ».
Comment un mouvement sociétal et religieux, certes influent et comptant plusieurs centaines de milliers de sympathisants, vénérant Fethullah Gülen, un imam âgé de 75 ans, malade, exilé à des milliers de kilomètres en Pennsylvanie, peut-il faire trembler le plus puissant gouvernement que la Turquie ait connu depuis longtemps ? Ce véritable séisme politique, sur fond de déclaration de guerre ouverte entre deux anciens alliés, le mouvement Gülen et le gouvernement AKP (parti de la justice et du développement, islamo-conservateur) était-il prévisible ? Et comment l’interpréter ?
L’alliance entre Recep Tayyip Erdogan et Fethullah Gülen n’allait pas de soi. Issu du courant islamique et politique Milli Görüs (Vision nationale), le Premier ministre turc est le fils spirituel du très anti-occidental Necmettin Erbakan. A à la tête du gouvernement, il fut poussé à la démission par l’armée en 1997 sans que Fethullah Gülen n’y trouve vraiment à redire.
Fethullah Gülen, lui, s’inscrit dans la tradition de Saïd Nursi, un religieux kurde du début du XXe siècle, et du mouvement Nurcu, qui flirte avec le soufisme mais exclut l’engagement politique. C’est à Izmir dans les années 1970 que ce jeune Imam charismatique va commencer à bâtir sa réflexion théologique. Il prône « un rapport décomplexé des musulmans à la modernité, perçue comme le meilleur moyen de faire triompher un islam rigoureux », résume le politiste Louis Marie Bureau.
Des écoles plutôt que des mosquées
Dès lors, pour l’iman anatolien et ses affiliés, l’islam ne s’oppose pas à la démocratie, mais celle-ci a besoin d’une dimension métaphysique que la religion de Mahomet peut lui offrir.
Les Gülenistes (Fethullahci, membres de la néo-confrérie) se retrouvent au sein de cercles religieux (Sohbet) ou de Maisons de lumière (Isik evleri) pour discuter théologie mais aussi démocratie, éducation, société. Objectif : transformer une motivation religieuse en mouvement social, « réconcilier la vie séculière et la vie religieuse comme la modernité et la tradition », explique le chercheur Erkan Toguslu.
La néo-confrérie Gülen permet à des professeurs, des médecins, des ingénieurs turcs de pouvoir vivre leur religiosité dans la vie civile, mais elle est régulièrement prise pour cible et muselée par l’establishment militaro-séculaire qui la soupçonne de vouloir étendre ses ramifications au sein de l’appareil d’Etat.
Bridé et surveillé à l’intérieur de la Turquie, le mouvement devient transnational à partir des années 90 avec toujours la même idée : construire des écoles plutôt que des mosquées. D’abord en Asie centrale puis en Europe, aux États-Unis, en Asie et depuis quelques années en Afrique. A ce jour, il compterait quelque 500 écoles dans une centaine de pays.
Des entrepreneurs, des hommes d’affaires d’Anatolie, pieux et modestes le plus souvent, s’exportent aussi. Le mouvement a sa propre organisation patronale, Tuskon, ses journaux, le groupe Zaman, et de nombreuses associations. Il organise des conférences et des colloques en Turquie et dans le monde entier, les livres de Fethullah Gülen sont traduits dans de nombreuses langues. C’est un mouvement global, cependant fortement teinté par le nationalisme turc.
Les gülenistes ont entretenu d’excellentes relations avec les jésuites qui les ont même aidés à s’établir dans certains pays asiatiques. Entre les deux mouvements, les ressemblances sont frappantes : ils privilégient notamment tous les deux l’éducation. Les gülénistes « sont les jésuites de l’islam », a pu dire le chercheur Bayram Balci. « C’est une secte » selon le spécialiste Olivier Roy, terme contesté par la sociologue turque Nilufer Göle qui y voit plutôt un réseau. Eux se définissent « au service » (Hizmet) et préfèrent se comparer aux entrepreneurs protestants, ceux-là mêmes qui « gagnent leur paradis par leur travail », leur action sur terre, par Max Weber dans « L’éthique du protestantisme et l’esprit du capitalisme ».
Les jésuites ou les protestants de l’islam ?
En 2002, la grande majorité des partisans de Fethullah Gülen votent pour l’AKP. Les gülénistes croient Recep Tayyip Erdogan quand ce dernier les assure qu’il a changé, qu’il a rompu avec la tradition Milli Görus. Et puis, ils partagent certaines valeurs conservatrices, même si là où le gouvernement légifère (sur l’alcool, les relations extra-maritales, etc), la néo-confrérie préfère convaincre. Ou endoctriner, disent ceux qui s’en méfient.
Enfin, ils sont également ultra-libéraux sur le plan économique. La néo-confrérie et le parti au pouvoir peuvent sembler complémentaires, à l’un le pouvoir spirituel, à l’autre le pouvoir politique.
En 2007, le Premier ministre turc réalise qu’il a bien failli être renversé par un coup d’État militaire. Alors, il conclut une alliance informelle avec la néo-confrérie dont les sympathisants sont nombreux au sein de la police et de la justice (en particulier dans les Tribunaux spéciaux) et s’appuie sur eux pour lancer le processus Ergenekon et Bayloz, lesquels vont finir par renvoyer l’armée dans les casernes mais au prix de nombreuses irrégularités, injustices et falsifications judiciaires tandis que les médias osant critiquer la procédure sont muselés.
A quel moment Tayyip Erdoğan et le mouvement Gülen ont-ils commencé à diverger ? Sans doute en 2011, lorsque plusieurs journalistes connus pour être farouchement opposés au mouvement Gülen (l’un d’eux l’a comparé à l’Opus dei) ont été arrêtés et accusés de terrorisme, dans le cadre des procès contre l’armée.
Ces arrestations et détentions de journalistes, ainsi que d’activistes et d’intellectuels, probablement mises en branle par des gülenistes, détériorent fâcheusement l’image du gouvernement de l’AKP à l’intérieur et à l’international. Débarrassé de l’intervention de l’armée sur la scène politique, le Premier ministre n’a plus autant besoin de l’aide de la néo-confrérie dont il veut réduire l’influence et la capacité de mobilisation au sein de l’appareil d’État.
Les gülenistes seraient alors fichés comme membres d’une organisation illégale. Ils sont l’objet de nombreuses purges, au sein de la police et de la justice, ainsi qu’au ministère de l’éducation. En jeu également : les services secrets (MIT) qui leur restent en grande partie inaccessibles (sauf la Direction des Services de renseignements). En 2012, le conflit entre les deux anciens alliés apparait au grand jour lorsque la néo-confrérie tente une opération de déstabilisation contre le chef du MIT, Hakan Fidan, fidèle parmi les fidèles de Tayyip Erdoğan.
Divergences de plus en plus profondes
Parallèlement, les désaccords se multiplient entre la néo-confrérie et le gouvernement à propos de la politique internationale de ce dernier. En 2010 déjà, la presse pro-Gülen avait dénoncé l’envoi du Mavi Marmara à Gaza sans le consentement d’Israël ; elle conteste la légitimité du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, inscrit sur la liste des organisations terroristes en Europe et aux États-Unis) avec lequel Tayyip Erdoğan lance des négociations ; critique le ralentissement des négociations du gouvernement avec l’UE, sa politique arabe en Lybie, au Maghreb, en Syrie, en Égypte où soudain les Turcs deviennent persona non grata, ce qui fragilise le travail de longue haleine des gülénistes dans ces pays
Et chez les gülénistes, on se méfie de toute tentative de rapprochement avec l’Iran chiite ; en revanche, la néo-confrérie ne pousse pas à la reconnaissance par l’Etat du génocide arménien, c’est d’ailleurs ce sujet qui aurait conduit la Communauté San Egidio, à interrompre son dialogue avec le mouvement Gülen.
Si la répression des manifestants de Gezi, l’été dernier, a achevé de séparer les anciens alliés, c’est avec l’intention annoncée en novembre par le gouvernement de fermer les cours privés de préparation à l’entrée à l’université (dershane, dont un quart serait aux mains des gülenistes), que le divorce est consommé.
C’est cela qui va conduire un député pro-Gülen à démissionner (d’autres pourraient suivre) et déclencher le lancement de l’opération anti-corruption diligenté par le procureur Zekerya Öz, proche du mouvement Gülen.
En effet, outre la « dîme » que lui versent les fidèles, la Confrérie –dont les finances restent cependant opaques en vertu, dit-elle, du principe de l’anonymat des donateurs— vit en grande partie grâce aux revenus que lui procurent les écoles qu’elle a ouvertes dans le monde et en Turquie, lesquelles constituent également un moyen de recruter.
Ce n’est donc plus sa présence au sein de l’appareil d’État qui est mise en cause avec la fermeture de ces cours préparatoires à l’université, mais bien le nerf vital du mouvement.
De plus, écartés ou licenciés dans la fonction publique, les gülénistes ont l’impression de revivre les mises à l’écart qu’ils ont connues sous le régime militaro-kémaliste, d’autant que Recep Tayyip Erdogan qui l’avait promis n’a toujours pas remplacé la Constitution de 1982, issue du coup d’Etat militaire de 80.
Lorsque le Premier ministre propose à Fethullah Gülen de revenir en Turquie en 2012, les partisans de ce dernier sont convaincus que c’est pour l’arrêter. Beaucoup ont l’impression d’avoir été trompés par le Premier ministre turc.
Cette guerre ouverte est-elle pour autant une chance pour la démocratie turque ? Le fait qu’une néo-confrérie joue le rôle qui devrait être tenu dans le cadre parlementaire, par un parti d’opposition, ou par une presse d’investigation, est inquiétant. Les gülénistes peuvent-ils d’ailleurs être une force démocratique, alors qu’ils sont eux-mêmes divisés entre les militants de base du mouvement, ouverts au dialogue, et ceux qui pratiquent leur pouvoir occulte dans les hautes sphères de l’administration et du gouvernement ?
Ce double affrontement au sein de la galaxie islamiste n’est pas seulement un séisme pour l’AKP. Elle porte aussi en germe le début d’une fracture au sein même de la néo-Confrérie et met en lumière la lacune profonde de la démocratie turque privée d’une véritable force d’alternance.