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Municipales : les Franco-Turcs de Strasbourg font-ils de l’entrisme électoral ?

vendredi 28 mars 2014, par Ariane Bonzon

Une liste comptant un tiers de personnes d’origine turque est contestée par une partie de la communauté, sur fond de déchirements liés au raidissement du pouvoir d’Erdoğan et aux questions de société en France.

Détail de l'affiche de campagne de Tuncer Sağlamer.
Détail de l’affiche de campagne de Tuncer Sağlamer.

« Je suis un enfant d’ailleurs mais citoyen d’ici », déclare tout de go Tuncer Sağlamer dans sa permanence strasbourgeoise. Débarqué de Turquie à l’âge de 6 ans, cet agent immobilier de 44 ans, fils de maçon, se présente comme un « Français issu de la diversité, produit de l’école de la République, imprégné par les valeurs alsaciennes, françaises, européennes ainsi que de la culture turque ».

Il conduit une liste aux municipales baptisée MCS, « Mouvement citoyen de Strasbourg ». Ce candidat est-il un modèle d’intégration ? C’est un terme qu’il trouve « inadapté », comme si la question ne se posait pas.

« Il est grand temps que la ville soit dirigée par de nouvelles têtes et que Strasbourg puisse se renouveler avec de nouvelles idées. Depuis trente ans, on assiste à un défilé des mêmes figures du passé ! », prône le numéro 1 du MCS, qui s’est fixé comme objectif, dans cette élection qui s’annonce très serrée, d’atteindre au moins 5% des suffrages au premier tour (le dernier sondage publié le crédite de 1%), et dont une bonne partie des co-listiers est issue de l’immigration, maghrébine et turque.

« La liste de Tuncer Saglamer n’a rien d’un « mouvement citoyen ». C’est bien une liste communautariste, à tonalité plutôt panturquiste et musulmane, dénonce Muharrem Koç, un autre leader associatif issu de l’immigration turque strasbourgeoise, directeur de l’ASTU (Actions citoyennes interculturelles). Sur 65 candidats, il y en a 21 originaires de Turquie, et quelques convertis à l’Islam. »

« Contrairement à l’étiquette que l’on cherche à nous coller, nous ne sommes pas une liste communautariste mais une liste citoyenne qui rassemble des citoyens de tous horizons. Il s’avère que notre mouvement redonne de l’espoir et goût à la politique pour des gens qui ne croient plus en rien. Par ailleurs, la Turquie n’a rien à voir avec mon engagement d’aujourd’hui », réplique Tuncer Sağlamer.

« Des islamo-nationalistes super-doués politiquement »

Ce qui est sûr, c’est qu’il peut compter sur les voix des sympathisants du Conseil pour la justice, l’égalité et la paix (Cojep), dont il fut l’un des membres fondateurs et le vice-président jusqu’à l’année dernière. Présent dans seize pays d’Europe dont la France, celui-ci se présente comme une « ONG internationale » qui « vise à approfondir la discussion sur la place des minorités dans les pays européens pour construire une société plus solidaire dans le cadre d’une Europe nouvelle ».

Or, le Cojep « travaille pour le parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en Turquie. Il est constitué de types super-doués politiquement, mais ce sont des islamo-nationalistes qui font de l’entrisme à tous les niveaux », explique un observateur de la vie politique turque, qui avise les « responsables politiques français de toujours regarder ce qui se cache derrière de supposés associations culturelles loi 1901, au delà de leur supposée démarche d’intégration ».

Tuncer Sağlamer ne paraît en tout cas pas idéologiquement « rigide » : il se présente aujourd’hui comme « centriste », selon son directeur de campagne, lui-même un ancien du RPR. Mais il a passé dix ans au PS, puis dix ans à l’UMP, avec entre les deux un passage par Démocratie libérale d’Alain Madelin.

Dans le domaine politique, l’important pour le Cojep semble plus « d’y être » que d’adhérer aux valeurs propres à chaque parti, attitude qui correspondrait assez bien à la définition de l’entrisme. Ainsi, aux municipales de 2008 à Strasbourg, il était représenté sur la liste socialiste avec Saban Kiper, qui sera élu ; sur celle de l’UMP avec Tuncer Sağlamer (en 2014, le frère de ce dernier se présente sur la liste UDI) ; tandis qu’un proche du Cojep, Fatih Karakaya, milite chez les Verts. A ceux-là s’ajoutent de nombreux sympathisants et conseillers municipaux aux alentours de Strasbourg.

Mariage pour tous et théorie du genre

Alors, entrisme plutôt qu’intégration ? La question n’est pas nouvelle. L’ancien secrétaire général adjoint de la Ligue de l’enseignement, Pierre Tournemire, se souvient parfaitement de Tuncer Sağlamer lorsque ce dernier participait aux travaux de la Commission Laïcité et islam à la fin des années 90 :

« C’était un homme discret, affable et très assidu. Il était venu par l’intermédiaire de connaissances communes et assistait à nos séances mensuelles à titre personnel, pas au nom du Cojep, dont par ailleurs nous n’avions pas entendu parler, et sa démarche relevait sans doute tout autant de la volonté d’intégration que de l’entrisme. »

Dans son bureau du quartier de Koenigshoffen à Strasbourg, Ali Gedikoğlu, président-fondateur du « Cojep International » (c’est la nouvelle dénomination), réfute le terme d’entrisme ou d’infiltration et parle d’intégration. Il aime d’ailleurs à dresser la liste des nombreuses institutions européennes et internationales (Conseil de l’Europe, Onu, OSCE , Unesco...) qui ont reconnu son association.

« Ni de gauche, ni de droite », il déclare se ranger aux côtés des catholiques pour combattre le mariage pour tous, soutient la mobilisation contre la « théorie du genre » et se dit déçu que la promesse socialiste de donner le droit de vote aux étrangers vivant depuis plus de cinq ans en France n’ait toujours pas été tenue.

Il ne fait pas mystère de ce que sera son choix le 23 mars en me tendant la plaquette électorale de son vieux complice, qui fut à ses côtés à la fondation du Cojep : « Si Tuncer Sağlamer a créé sa liste, c’est parce que l’UMP ne l’a pas mis dans une position qui lui aurait permis d’être élu », dit-il. « Son » candidat fait pourtant profil bas sur les questions de genre et l’homosexualité : on ne trouve rien sur ces sujets dans ses cinquante propositions.

Acteur de la politique d’Ankara

L’arrivée d’Ali Gedikoğlu en France, à l’âge de 18 ans, fut un choc, à peine amorti par l’équipe de football dans laquelle il s’investit à Belfort pour très vite, soutenu par l’entourage de Jean-Pierre Chevènement, en faire le noyau fondateur du Cojep, né en 1985 d’une scission avec le mouvement turc du Milli Goruş (Vision nationale), qui fut en Turquie l’un des viviers de l’AKP.

Cet homme de belle stature partage sa passion pour le ballon rond avec son héros, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan : « Un homme authentique grâce auquel le peuple turc a retrouvé une fierté, une nouvelle émergence économique et politique, qui a procédé à de nombreuses réformes et fait faire un bond en avant à la Turquie », juge-t-il.

Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002, Ali Gedikoğlu et son association ont le vent en poupe, car le gouvernement turc a fait du Cojep International un acteur à part entière de la nouvelle politique du gouvernement d’Ankara à l’égard des immigrés turcs vivant en Europe. Le Premier ministre a créé, au sein de son ministère, une nouvelle direction qui lui est directement rattachée en charge des Turcs vivant à l’étranger. Recep Tayyip Erdoğan encourage les ressortissants turcs à prendre la nationalité de leur pays de résidence et à y voter. Sans cependant s’assimiler, mais en jouant au contraire les ambassadeurs de la Turquie dans les pays où ils vivent.

« En 2011, nous avons été invités à Ankara pour une conférence rassemblant des centaines d’associations censées représenter la société civile turque à l’étranger, mais à y regarder de près, toutes ces associations n’étaient que des écrans de fumée derrière lesquelles se cachaient des acteurs religieux ou étatiques. Nous nous sommes demandés, en tant que Français d’origine turque, ce que nous faisions là dedans. Ali Gedikoğlu, lui, semblait parfaitement à son aise », décrit Muharrem Koç.

Lutte contre la reconnaissance du génocide

A plusieurs reprises, le Cojep a joué un rôle important et servi de relais aux intérêts turcs à Strasbourg et en France. Notamment, en 2010, lors de la discussion du conseil municipal de Strasbourg sur le partenariat que la ville devait conclure avec Kayseri, ville natale du président turc Abdullah Gül et bastion de l’AKP.

Les dérives autoritaires du gouvernement turc sont alors déjà très perceptibles. L’ancien vice-président de la Communauté urbaine de Strasbourg (CUS) Robert Grossman, ex-UMP, émet des réserves ; l’une des conseillères municipales d’origine turque, Mine Günbay, aussi, mais elle trouve face à elle, Saban Kiper, membre du Cojep. « On a alors eu à faire face à un vrai travail de lobbying », raconte Mine Günbay. « Il y avait des fuites dans la presse concernant nos débats. »

Résultat : ce n’est pas un jumelage qui sera signé, comme l’aurait espéré le Cojep, mais, pour trois ans, un accord-cadre de coopération décentralisée avec Kayseri et une seconde ville, Izmir, de sensibilité politique différente.

Deux ans plus tard, le Cojep s’implique pour contrer la loi qui prévoit de réprimer la négation du génocide arménien. Déjà, en 2006, certains de ses membres avaient rencontré des responsables du PS pour les convaincre d’abandonner le projet. En 2012, le Cojep fournit, à l’appel des consulats de Turquie, en France et ailleurs en Europe, le gros des manifestants – ils seront au total au moins 15.000– opposés au projet de loi UMP, finalement retoqué par le Conseil constitutionnel. Cette mobilisation constitue un tournant pour une grande partie de la communauté turque et franco-turque : elle prend conscience qu’elle peut avoir un poids politique en France.

« Laisser la question de Gezi à la Turquie »

Son premier gros échec, le Cojep l’a connu en juin dernier à Strasbourg. En Turquie, à partir du parc de Gezi, des centaines de milliers de jeunes dénoncent l’autoritarisme du Premier ministre et sont violemment réprimés, avec plusieurs morts et des milliers de blessés. Des manifestations de soutien sont organisées partout en France et particulièrement à Strasbourg, à l’appel d’un collectif de solidarité dont la fédération socialiste du Bas-Rhin est signataire. Mine Günbay, déléguée aux droits des femmes et secrétaire nationale adjointe du PS, assiste à ces meetings.

Furieux, Saban Kiper et douze autres conseillers municipaux du Bas-Rhin, socialistes comme UMP, dont dix d’origine turque, signent le 5 juin une « note à l’attention du maire de Strasbourg Roland Ries ». Ils y font part du « mécontentement de la très grande majorité de la communauté turque de Strasbourg […] favorable en très grande majorité au parti de l’AKP et de Recep Tayyip Erdoğan ». Dans leur ligne de mire : la participation de Mine Günbay « à une manifestation important [en France] un conflit turco-turc », ce pourquoi les signataires demandent « des excuses quant aux agissements insultants de cette élue ». Cette note a été rédigée sous la supervision d’Ali Gedikoğlu et reprend certains des éléments de défense de l’AKP.

Huit mois plus tard, entre deux réunions électorales, Mine Günbay revient sur cet épisode dans un café proche de la gare de Strasbourg :

« Je suis tout ce que les gens du Cojep détestent, une « personnalité de la minorité », comme ils disent, c’est-à-dire alévie, femme et féministe. J’ai manifesté pour dénoncer Bachar el-Assad, l’Iran, la Tunisie et bien d’autres encore, et je rêve qu’on arrête de me référer uniquement à la Turquie. Il est vrai que mon héritage familial est un héritage de mobilisation, de lutte laïque et mes valeurs ne sont pas à géographie variable. Mais il est hallucinant qu’en France, des gens altèrent mon droit à manifester. »

Tuncer Sağlamer n’a pas signé la note de protestation des élus franco-turcs, mais il ne la dénonce pas non plus :

« Il fallait laisser cette question de « Gezi » à la Turquie ; la ville de Strasbourg aurait dû rester neutre car elle a signé un accord de partenariat qui est plus fort que les intérêts de certains groupes. »

« Énorme gaffe »

En revanche, le lancement d’une liste indépendante pour ces municipales 2014 relève d’un changement de stratégie, devenu nécessaire pour les militants originaires de Turquie et proches du Cojep après ce coup de force raté.

Car cette affaire a ouvert les yeux de certains responsables politiques. Soutenue par ses collègues, et par ailleurs récoltant les fruits de son travail sur les droits des femmes, Mine Günbay a été propulsée numéro 4 sur la liste du PS tandis que Saban Kiper n’a cette fois-ci pas candidaté. « Les élus proches ou affiliés au Cojep ont fait une énorme gaffe », analyse Muharrem Koç. « Leur double discours est mis à nu, qui prône les valeurs de la République en France, mais soutient les thèses nationalistes en Turquie. »

Et certains de s’inquiéter que les tensions intra-communautaires en Turquie puissent s’exporter en France, et singulièrement à Strasbourg, qui représente, comme siège du Parlement européen et du Conseil de l’Europe, une ville hautement symbolique aux yeux du gouvernement turc.

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