Vice premier ministre et porte-parole du gouvernement, Cemil Çiçek est l’un des inamovibles ministres de l’AKP. Il fut l’un des avocats de l’article 301 du code pénal. Où se situe-t-il en Turquie et au sein de l’AKP ? Qui représente-t-il ? Quid des prétentions démocratiques de l’AKP avec un tel vice-premier ministre ?
M. Çiçek est l’un des politiciens les plus « durables », stables en Turquie.
Au lendemain du coup d’Etat du 12 septembre 1980, on a redistribué les cartes sur l’ensemble de la scène politique nationale et c’est à ce moment-là que nous avons fait la connaissance de M. Çicek. Il a depuis des années été l’élu et le député de différents partis. Il se vit ensuite et à plusieurs reprises attribuer des responsabilités ministérielles. Cemil Çiçek est originaire de Yozgat. Il est tout droit issu d’une veine nationaliste de la politique turque. Il est de notoriété publique qu’il a des liens avec le mouvement de « la Nouvelle Lutte Nationale » qui fut au début des années 60 la vitrine de la jeunesse conservatrice.
Cette ligne politique est adepte des positions les plus étroites et les plus dures sur les questions telles que la question kurde, arménienne voire juive. L’un des domaines où ce mouvement put se développer, faire ses premières armes et de déterminer fut celui de l’anticommunisme. Mais depuis quelques temps, cette lignée politique a connu des scissions. Et le processus du 28 février qui vit l’armée envoyer un mémorandum politique au gouvernement de l’islamiste Erbakan en 1997 constitua l’une des sources importantes de division au sein de cette famille politique.
Alors que jusqu’au 28 février le discours « pro-étatiste » avait tendance à dominer dans la famille nationalo-conservatrice, l’après 28 février incita le mouvement conservateur à explorer de nouvelles pistes.
Cemil Çiçek prit part à la fondation de l’AKP en compagnie de Tayyip Erdoğan et de ses amis.
L’AKP est alors entré en scène comme le réceptacle de différents mouvements, de différentes sensibilités. Le choc profond infligé au parti islamiste du Refah en 1997 a contribué à diviser cette famille en deux courants différents. Les conservateurs sont restés auprès d’Erbakan. Ce que l’on a appelé les rénovateurs, quant à eux, ont rejoint Tayyip Erdoğan.
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Et Çiçek, en tant que politicien expérimenté est devenu l’un des ministres inamovibles de l’AKP. Il a longtemps tenu le Ministère de la Justice. Après les élections de 2007, il est devenu vice-premier ministre ainsi que porte-parole du gouvernement.
Son passage à la chancellerie, à la tête de la magistrature turque n’est pas allé sans polémique. Le projet de code pénal qu’il présenta à l’assemblée nationale comprenait de nombreuses dispositions liberticides et ce, malgré les motivations « démocratiques » de son préambule. On a tous en tête l’exemple de l’article 301 mais il est encore de nombreux autres exemples.
Çiçek et les bureaucrates qui l’entourent ont su résister aux différentes volontés d’amendement. Certaines dispositions furent cependant amendées après d’âpres débats. Les dispositions concernant notamment la pénalisation de l’adultère connurent une longue résistance de Çiçek. C’est « grâce » à lui que l’article 301 et d’autres lui ressemblant ont pu être maintenus.
Sur les questions fondamentales qui se posent à nous aujourd’hui, comme sur la démocratisation, c’est un homme qui représente la ligne traditionnelle conservatrice, étatiste et partisane du statu-quo. C’est encore l’un des hommes qui a su rester le plus imperméable aux courants d’ouverture et de démocratisation qui parcourent la droite turque.
Il s’est opposé à toute réforme de l’article 301 en nous demandant de considérer l’application qui en serait faite par la justice. Ont alors suivi nombre de procès concernant des journalistes et des écrivains. Orhan Pamuk, lorsque son procès s’est ouvert est devenu la cible des partisans d’Ergenekon. On a frôlé le pire. Puis d’autres ont suivi.
Cet article 301 a également joué un rôle déterminant dans la désignation de Hrant Dink à la vindicte des nationalistes. Cemil Çiçek a maintenu sa position. Avec l’assassinat de Hrant Dink, on a mesuré combien pouvait être dangereux cette attitude d’attente par rapport à l’application de l’article 301.
Fidèle à l’idéologie qui l’inspire, Cemil Çiçek s’est attaqué aux organisateurs de la conférence sur les « Arméniens à la fin de l’Empire ottoman » organisée à Istanbul en déclarant publiquement que « ces gens nous poignardaient dans le dos ». S’ensuivirent des attaques racistes aux abords de la conférence. Là aussi nous avons frôlé le lynchage.
A la suite des dernières élections municipales, alors que le parti kurde du DTP [Parti pour une Société Démocratique] s’est emparé de la ville et du département d’Igdir, il a déclaré la chose suivante : « ils sont adossés à la frontière arménienne ». Confirmant par là son attachement maintenu à sa ligne idéologique. Comme son imperméabilité aux évolutions internes de la droite turque. Il se singularise comme l’un des représentants de la ligne « conservatrice étatiste et pro statu-quo » au sein de l’AKP. A gauche comme à droite, on le tient pour un partisan radical du statu-quo.
Et si l’on cherche des raisons au retard de la démocratisation turque, le maintien et le non-renoncement à la présence de M. Çiçek dans les plus hautes instances de l’Etat doit en constituer une assez évidente.