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Ariane Bonzon : « La Turquie : un tabou politique en France ? » (2)

mardi 12 mai 2009, par Marillac

Ariane Bonzon, voilà un nom que le grand public a découvert lors de la sortie du livre de Michel Rocard « Oui à la Turquie » à l’automne dernier. Pourtant ceux qui s’intéressent à la Turquie la connaissent depuis plus longtemps : elle fut la correspondante de la chaine franco-allemande Arte en Turquie de 1996 à 2006. Certains se souviennent encore de son apparition dans l’émission « Arrêt sur images » de Daniel Schneiderman, en mars 2005, consacrée à la Turquie où elle n’avait pas peu contribué à l’édification du public français sur l’indigence de l’information télévisuelle concernant ce pays à une époque où le tout Paris s’était emparé du sujet de son adhésion à l’Union Européenne.

En 2000, elle crée une agence de presse, Idémages, spécialisée sur la Turquie et sa région, et partage actuellement sa vie et son travail entre Paris et Istanbul.
Rencontre avec une femme de presse et de terrain qui a passé 18 ans à l’étranger depuis Soweto jusqu’à Hakkari. Au fil de la conversation…

- Suite de la partie 1

- Vous quittez la correspondance d’Arte en 2006 après 10 ans passés en Turquie…
Oui et depuis 2006, je vis et travaille entre la Turquie et Paris. Je suis encore l’actualité turque au jour le jour mais je travaille désormais sur des projets plus variés que le seul reportage news : ce livre pour Michel Rocard l’année dernière, des reportages de long format, des émissions de télévision, des conférences, un autre livre à paraître en septembre…

- Avec une spécialisation sur la Turquie ?
Pas seulement, sur la région proche-orientale aussi depuis 12 ans maintenant. Je voudrais travailler un peu plus sur la France, après dix-huit d’absence, c’est un presqu’un pays étranger pour moi et j’ai un regard encore un peu extérieur…

- Comment en êtes-vous venue à cette collaboration avec Michel Rocard ?
Hachette voulait faire un livre en faveur de la candidature de la Turquie depuis longtemps. Ils avaient d’abord pensé à un universitaire turc mais cela risquait d’être perçu comme un plaidoyer pro domo ; il fallait une personnalité politique et respectée et c’est le nom de Michel Rocard qui s’est imposé. Il faut dire qu’ils ne sont pas nombreux à dire haut et fort leur soutien pour la Turquie !

Mon rôle donc a été de comprendre la pensée de Michel Rocard, son analyse, de retranscrire tout cela sans le trahir tout en apportant un certain nombre d’éléments ou d’informations sur la Turquie qu’il n’avait pas nécessairement. On a travaillé pendant 2- 3 mois à raison d’une à deux séances par semaine. Il s’est véritablement impliqué. Ca a été une très belle collaboration. Mais c’est le livre de Michel Rocard, d’abord et avant tout, même si j’y souscris assez largement. C’est le livre d’une position et d’une vision politiques. Et je pense que c’est un livre assez personnel, autrement dit on y découvre un peu la Turquie mais on y comprend mieux aussi je crois qui est Michel Rocard.

L’adhésion turque à l’UE , un tabou politique en France

- Le livre est sorti et vous avez lancé un blog dans le même temps…
Oui au départ ça a été très dur. Michel Rocard est intervenu de temps en temps. Mais on s’occupe de la mise en ligne. Et puis, on ne va pas leur faire de la pub mais toute l’extrême droite du web français s’est donnée le mot pour venir polluer le blog par ses commentaires.
On est en fait tombé dans cette espèce d’idéologie participative du blog. Avec le flot d’injures : « tu islamises la France », « collabo », …

On a eu énormément de fréquentation au départ avec des pics importants. Mais cette campagne de pollution a, je crois, dégoûté un certain nombre de gens qui se sont dits qu’ils n’allaient pas commencer à entrer dans ce débat. On a donc dû modérer. Ce qui a donné lieu à quelques échanges très constructifs.
Maintenant nous allons passer la main, peut-être d’autres auront-ils envie de prendre la relève et d’utiliser ce blog pour continuer d’affirmer « Oui à la Turquie ».

En fait je pense que l’éditeur, Joël Roman a raison quand il a dit que Rocard a eu du courage en publiant « Oui à la Turquie ». Parce que ce livre ne lui a pas fait gagner des points de popularité. Certains de ses amis politiques l’ont toujours suivi mais parfois pas sur ce dossier.
C’est là ma grande surprise après avoir passé 18 ans à l’étranger, je reviens en France et je découvre tout à coup que la candidature turque qui cristallise le mal-être français est peut-être devenue un tabou politique.

Alors il y a eu l’idée que pendant la période de la présidence française de l’UE il ne fallait pas trop exciter les gens, faire profil bas et jouer le rôle d’une présidence consensuelle. Oui mais que se passe-t-il alors ? La France bloque 5 chapitres qui pourraient préjuger de l’issue finale et bataille pour faire disparaître le mot adhésion de tous les documents signés à Bruxelles. Il ne s’agit pas d’une attitude d’attente là. C’est de l’action. Donc aujourd’hui c’est clair qu’il y a deux pays qui sont militants et activement engagés pour ralentir les négociations avec la Turquie : la France et Chypre.

Les Allemands et les Autrichiens qui ne sont pas plus favorables à la Turquie que les Français font du business, laissent les négociations avancer et se disent : on verra bien à la fin. Ce qui n’est pas idiot : au moins on laisse le processus de négociation se dérouler, de transformation. Tout le monde sait bien que l’adhésion turque prendra du temps, des années encore, alors pourquoi faire comme si c’était pour demain ? La position française est dommageable pour tout le monde.

- Il a fallu la déclaration de Barak Obama qui a dit qu’il soutenait l’adhésion turque à l’Union européenne pour qu’on reparle un peu de la Turquie !

Deux choses à propos de cette déclaration. D’abord Obama s’inscrit dans la continuité américaine, Clinton, puis Bush ont chacun à leur tour fait aussi pression pour ancrer la Turquie dans l’UE. Ensuite, ne prenons pas tout « pour nous », ces propos d’Obama s’adressaient aussi aux Turcs qui sont dépités et découragés par l’UE : comme pour leur dire, ne vous trompez pas de direction, c’est bien vers l’Europe que vous devez regarder. D’ailleurs imaginons qu’Obama ait dit le contraire, par exemple, « Encourageons les Turcs à regarder de l’autre côté, qu’ils bâtissent avec l’Organisation de la Conférence islamique ou bien avec l’Asie centrale et le Proche-Orient une union économique, culturelle et politique… nous les soutenons ». Quelle aurait été la réaction des Européens ? Qui y perdrait ? Les Etats-Unis ? La Turquie ? L’Union Européenne ? Science fiction politique certes mais…

La grande question qui se pose aujourd’hui quant à la Turquie est celle de savoir pourquoi ceux qui soutiennent son adhésion se taisent. Je ne vais pas vous donner de noms mais lors de la sortie du livre de Michel Rocard, un grand nombre de personnes, de personnalités nous ont dit : « la plus grosse bêtise à commettre serait de ne pas prendre la Turquie dans l’UE. » Et je peux vous assurer que ces gens-là ne sont pas n’importe qui. Alors pourquoi ne parlent-ils pas ? Pourquoi ne le disent-ils pas ? Qui ose aujourd’hui dire que la Turquie pourrait et devrait entrer dans l’UE ? Selon un sondage d’avril pour le Parisien, il y a quand même 35% de Français qui sont favorables à cette candidature et qui peuvent être fondés à être représentés dans le débat public. Electoralement, c’est effectivement une mauvaise affaire et personne n’a envie que les dérives et les outrances de 2004 reprennent. La France ne s’est pas illustrée dans ce débat ; vue de l’étranger, c’était affligeant ! Au moins, Michel Rocard aura-t-il posé sa petite pierre. Elle est là. Ceux qui veulent l’utiliser peuvent le faire.

- Avec ce livre on a aussi été confronté à cette idée de Michel Rocard selon laquelle l’Europe politique est morte. Pourquoi dès lors vouloir faire entrer la Turquie dans une architecture qui n’a plus de sens ? On ne comprend pas vraiment.

Oui, cette histoire de la fin de l’Europe politique passe très mal. Mais attention, quand Rocard dit Europe politique, cela veut dire « Europe fédérale », c’est la terminologie usitée. On peut avoir une Europe qui ne soit pas fédérale mais qui ait des actions politiques bien sûr.
Vous et moi on est d’une génération qui a encore envie de croire à plus d’Europe. Cette idée m’a dérangée moi aussi. J’ai demandé à Michel Rocard : « vous n’y allez pas un peu fort, quand même ? » Il m’a dit : « écoutez, pour 30 ou 50 ans notre rêve d’Europe fédérale c’est fichu. Mais on n’en a pas moins quelque chose de formidable, des acquis à défendre et à partager, et pas seulement un vaste marché économique, mais des valeurs démocratiques, les droits de l’homme, le droit du travail, des normes dans le domaine de l’environnement, etc… Battons-nous pour cela » et c’est déjà du politique… Ce que Rocard affirme c’est que le rêve d’une Europe fédérale intégrée, les Etats-Unis d’Europe, a disparu. Est-ce qu’on n’en a pas la preuve tous les jours ? Demeurent des possibilités d’initiatives politiques ponctuelles.

- Ce qu’on ne comprend pas tout à fait c’est qu’on puisse dire que l’Europe politique est morte et que dans le même temps la Turquie soit un atout stratégique majeur pour l’Europe…

C’est dire : il y a encore des impulsions, des initiatives politiques, stratégiques européennes possibles , mais rien d’intégré. A partir du moment où on a procédé à l’élargissement à 27 et qu’on vote à l’unanimité, que les petits pays n’ont aucune envie de se mêler des affaires du monde, comme dit Michel Rocard, et que le budget communautaire est celui qu’il est, l’intégration politique paraît quand même délicate à réaliser. Disons, qu’il faut qu’on se contente d’une Europe des opportunités politiques…ce qui n’est pas , loin s’en faut, l’Europe fédérale..mais ce qui n’est pas non plus, loin s’en faut encore, rien !! Je me demande si à courir après une improbable Europe politique intégrée on ne risque pas de se retrouver dans quinze ans sans plus d’intégration politique qu’aujourd’hui mais …sans la Turquie. Bref est-ce qu’on ne risque pas de perdre sur les deux tableaux…

Il n’est pas exclu qu’on assiste à la volonté de renforcer à l’intérieur de l’Union actuelle l’intégration politique d’un groupe plus restreint de pays qui pourraient, eux, devenir une vraie fédération avec une forte identité internationale. Serait-ce une manière de réparer les « pots cassés » de l’élargissement à 27 ? Il y aurait dans ce cas-là une Europe à deux vitesses. Celle du premier cercle, intégrée, celle du second cercle moins intégrée. Y mettrait-on alors la Turquie ? C’est que François Bayrou semblait récemment suggérer. Mais pas Nicolas Sarkozy qui lui imagine un troisième cercle , celui de ce fameux « partenariat privilégié » dans lequel on trouverait la Turquie et la Russie. Si cette idée avait été proposée avant 99, pourquoi pas ? Mais en 2009 ? Alors que la Turquie s’est engagée depuis douze ans dans une Union douanière avec l’Union européenne, ce qu’aucun autre pays candidat n’a jamais fait. Pas besoin d’être un grand clerc en psychologie politique pour deviner l’effet que cette proposition produit chez les Turcs ; le message qu’ils reçoivent c’est « le business avec vous d’accord mais pour le reste, vous n’êtes et ne serez jamais des nôtres… » Je caricature un peu évidemment mais n’y-a-t-il pas un peu de ça ?

Un regard partagé

- « Oui à la Turquie » est sorti en février en turc en Turquie aux éditions Yapi Kredi avec une préface de Michel Rocard en forme de message adressé aux Turcs.

Oui et le texte a été repris tel quel. C’est énorme.

- 
Si, si. Sur ce texte, il aborde tous les sujets. Il n’y a pas un Turc qui n’ait pas fait la moue sur les chapitres concernant les sujets qui fâchent, les Kurdes, les Arméniens. Mais tout a été publié tel quel.

- Michel Rocard était-il connu en Turquie ?

En fait ce qui a suscité l’engouement c’est le parcours du personnage mais aussi et surtout le fait qu’il soit français. De sa biographie, ils ont tenu à surtout faire ressortir sa position lors de la guerre d’Algérie. Pour les Turcs, c’est cet aspect qui est déterminant. Ca lui donne une crédibilité comme une certaine façon de dire aux Français, voilà, vous aussi vous n’êtes pas tout blancs…

On n’imagine pas les dégâts qu’ont causés les prises de position françaises dans l’opinion turque. Venant de de Villiers, et de Le Pen, les Turcs n’attendaient pas grand-chose. Mais de Sarkozy, ils ont été choqués par les arguments… Il faut dire aussi que l’élite turque ne plaçait pas tout à fait la France au même niveau que les autres pays… Il y avait encore parfois l’illusion d’une certaine proximité…

- A suivre...

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Sources

- Interview : TE

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