Ariane Bonzon, voilà un nom que le grand public a découvert lors de la sortie du livre de Michel Rocard « Oui à la Turquie » à l’automne dernier. Pourtant ceux qui s’intéressent à la Turquie la connaissent depuis plus longtemps : elle fut la correspondante de la chaine franco-allemande Arte en Turquie de 1996 à 2006. Certains se souviennent encore de son apparition dans l’émission « Arrêt sur images » de Daniel Schneiderman, en mars 2005, consacrée à la Turquie où elle n’avait pas peu contribué à l’édification du public français sur l’indigence de l’information télévisuelle concernant ce pays à une époque où le tout Paris s’était emparé du sujet de son adhésion à l’Union Européenne.
En 2000, elle crée une agence de presse, Idémages, spécialisée sur la Turquie et sa région, et partage actuellement sa vie et son travail entre Paris et Istanbul.
Rencontre avec une femme de presse et de terrain qui a passé 18 ans à l’étranger depuis Soweto jusqu’à Hakkari. Au fil de la conversation…
Ariane Bonzon, en s’intéressant à la Turquie, on vous a découverte alors que vous étiez correspondante pour Arte en Turquie. Racontez-nous un peu comment vous en êtes arrivée là ?
Après avoir fait mes « classes » à Paris dans un hebdomadaire français, Réforme, je suis partie en 1988 pour une année sabbatique, en Afrique du sud en tant que coordinatrice des équipes de Médecins du Monde. J’ai passé une année où je n’ai fait que du « terrain ». C’est-à-dire que j’ai passé une année à circuler d’un township à l’autre, d’un bantoustan à l’autre, dans les zones les plus reculées et délaissées du pays, dans le désert mais aussi aux bordures des villes, où exerçaient les médecins français. Ces derniers travaillaient dans des endroits où les Blancs sud-africains ne mettaient quasiment jamais les pieds. Nous étions « clandestins » mais collaborions avec les syndicats, les églises, les organisations anti-apartheid d’Afrique du sud. Dans les manifestations, nous assurions l’aide d’urgence, notre statut d’étrangers nous protégeait un peu et nous permettait de prendre plus de risques que nos partenaires sud-africains.
Au terme de cette année sabbatique, je me suis dit : je reste et reprends évidemment mon métier de journaliste ; un poste de correspondante de Radio France Internationale se libérait, cela tombait bien. Et j’ai vécu en direct, la libération de Nelson Mandela et le démantèlement de l’apartheid.
De cet engagement à Médecins du Monde, me restaient des réseaux de première main et une connaissance assez rare du pays que j’avais sillonné dans tous les sens, pourquoi ne pas les utiliser pour faire mon métier ? Et c’est comme cela qu’il m’est vite apparu que le journalisme qui m’intéresse le plus, c’est le journalisme de terrain : vivre et travailler sur place , prendre le temps, approfondir... C’est ça qui m’intéresse parce que c’est un bon compromis entre un journalisme réactif et un journalisme d’expert.
Oui, ce n’est pas forcément un journalisme « de fil d’agence. »
Il y a des agenciers qui font du terrain aussi mais il y en a beaucoup aussi qui restent assis dans leur bureau, à regarder les télévisions locales, à dépiauter la presse à l’affût de telle ou telle déclaration . Ce travail de veille est indispensable et heureusement que les agences le font. Mais j’avais envie d’autre chose.
Le problème c’est que parfois on a des rédactions à Paris qui sont tellement rivées sur les fils d’agence que vous, en tant que correspondant, vous leur proposez un sujet ils ne le prendront pas si ça n’a pas été annoncé par l’agence. Résultat : tout le monde traite le même sujet au même moment. C’est très frustrant pour le correspondant qui doit se battre pour convaincre sa rédaction que même si l’AFP n’en parle pas, oui c’est un bon sujet, oui c’est une question clé, etc. Mais n’est-ce pas à ça que sert le correspondant ? à dire les choses telles qu’il les sent sur le terrain avant même parfois que les choses ne se passent ou n’éclatent au grand jour ?
C’est là la mission d’un passeur. Une activité de vulgarisation également…
C’est ça que j’aime dans ce métier de correspondant : acquérir une connaissance assez poussée, de terrain et théorique, pour vulgariser, transmettre des choses. Le bon compromis que j’ai trouvé entre un certain penchant universitaire et mon goût du réel, de l’actualité et de l’urgence.
Après la libération de Mandela, vous n’êtes pas en Turquie mais vous vous en rapprochez. C’est Israël.
1992 : la Télévision suisse romande me propose d’ouvrir son bureau à Jérusalem. C’est alors l’élection de Rabin, le processus d’Oslo, l’arrivée de Yasser Arafat à Gaza, les négociations et parallèlement la colonisation qui continue, l’assassinat de Rabin, les premières élections palestiniennes. Pas de miracle cette fois-ci, à la différence de l’Afrique du sud, mais la haine grandissante entre les deux camps.
Donc là aussi, histoire passionnante. Même si là c’était autre chose. L’Afrique de Sud n’était pas « surcouverte » du tout. Israël si. Et pour cette raison très précisément, la parole des gens est très confisquée. J’ai encore l’exemple de l’interview d’une femme à Gaza, qui même si elle souffre, même s’il y a de la douleur ne peut éviter de nous sortir un discours quelque peu récité.
Et c’est ça qui a été formidable en Turquie, c’est que les gens n’avaient pas l’habitude qu’on vienne les voir pour les entendre, qu’ils avaient encore une parole « vierge » à l’égard de l’étrangère que j’étais, en particulier dans les régions du Sud-Est où je suis énormément allée : parce qu’avec la télévision, ou vous avez l’image et la parole ou vous ne les avez pas. Donc faut y aller sinon pas de reportage. Sur 10 années de correspondance en Turquie, j’ai dû me rendre dans le sud-est, dans les régions kurdes une bonne quarantaine de fois.
C’était une demande de la part d’Arte ou bien une volonté personnelle ?
Travailler en Turquie sans aller dans ces régions n’aurait eu aucun sens. Arte était également très intéressée par cette région. On était quand même en pleine guerre en 1996.
Vous travailliez avec des autorisations, sous supervision des militaires ?
Oui souvent avec des autorisations qui ne servaient à rien puisque délivrées par Ankara et que là-bas c’est une autre loi. Mais on prenait grand soin de nous ! Nous étions escortés par deux voitures devant, trois derrière. Polices, unités anti-terreur, services de renseignement, tout ce petit monde était très soucieux qu’il « ne nous arrive rien… »A chaque interview avec les habitants on savait que les services repassaient derrière pour savoir ce que nos interlocuteurs nous avaient dit. Je me souviens d’avoir partagé un verre dans un bar improbable d’Hakkari avec un membre français d’Interpol complètement désespéré qui m’avait confié qu’il était perdu au beau milieu d’une vraie guerre des polices et des services.
Il fallait donc trouver des dispositifs dans lesquels les gens pouvaient parler librement.
Par exemple, l’un de mes premiers reportages dans le sud-est était consacré à deux juges femmes d’un tribunal de Hakkari. L’une était d’origine kurde et l’autre était tout juste mariée au procureur. Parce qu’il faut savoir qu’on envoie là-bas les plus jeunes. A peine sortis de l’école de magistrature, ils tirent au sort leur premier poste. On voyait qu’ils étaient extrêmement influençables. Or notre juge d’origine kurde avait envie de dire des choses. Ce qui n’était pas facile pour une fonctionnaire. Mais sans qu’elle parle, en montrant seulement le quotidien le plus banal de ce tribunal, on touchait aux drames de cette région à feu et à sang. S’il s’était agi d’une avocate seule en ville, cela aurait pu être plus difficile par exemple. Il faut trouver le bon dispositif où on ne met pas en danger la vie des gens et dans lequel on apprend aussi quelque chose.
En revanche, le procureur nous a emmenés voir la prison de Hakkari, comme ça au débotté sans qu’on ait fait aucune demande. Sans doute s’était-il pris au jeu ! Cellules très peuplées mais très propres, tout avait été nettoyé le matin même. J’ai filmé ce qu’on a bien voulu me montrer , les ateliers, les « droits communs », je voulais aussi interviewer les prisonniers, voir le quartier des politiques, cela m’a été refusé : alors même si la tentation était forte – quel journaliste étranger ne rêve pas , vingt ans après Midnight express, de pouvoir filmer dans une prison turque ? - je n’ai pas utilisé les images que j’avais en boîte, je les ai jugées trop parcellaires…
Sur place avec qui travailliez-vous ?
J’ai toujours travaillé avec des gens du pays. Parce qu’on ne parle évidemment pas aux étrangers comme aux autres. Même si vous parlez bien turc, vous restez un « yabanci ». Ce n’est pas la même chose.
Quand je suis arrivée, la presse étrangère n’était pas aussi nombreuse que maintenant. En 96, pour les Français, outre le chef de bureau français de l’AFP, il y avait la correspondante du Monde et le correspondant de Radio France Internationale, c’est tout. C’était la première fois qu’une chaîne de télévision française (et allemande ce qui explique peut–être la chose) se dotait d’une correspondante en Turquie. C’était assez délaissé. Aujourd’hui, on doit compter une petite dizaine de journalistes français en Turquie. Et dans la mesure des moyens qui leur sont accordés par leurs rédactions – parce qu’au final, le vrai problème c’est les sous, ça coûte de l’argent et du temps de faire du journalisme sérieux - et bien je trouve qu’ils font un boulot superbe ! Si un Français veut s’informer correctement sur la Turquie, il peut le faire maintenant , je crois… Pour autant qu’il le veuille… !
J’ai donc recruté et formé un ou deux stringers ainsi qu’une équipe de tournage, différente selon les régions où on allait. J’avais l’expérience de Jérusalem où j’avais fait scandale en refusant d’aller tourner dans les territoires palestiniens occupés avec un caméraman et un preneur de son israéliens. Par chance, j’avais découvert qu’un jeune caméraman palestinien francophone de Bethléem avait sonné à toutes les portes : TF1, France 2, dans l’espoir d’y être recruté. Mais chaque fois c’était niet. J’ai donc engagé Jimmy Michel. Il ne rêvait que de cela. Pour la petite histoire , il était si doué qu’une fois le pied dans le milieu , il n’a pas fallu attendre un mois pour qu’il se fasse aussi embaucher par la BBC…
L’avantage d’avoir un caméraman palestinien ?
Être sûr que notre tournage dans les territoires palestiniens occupés ne va pas se retrouver décrit dans ses moindres détails sous forme de rapport aux services israéliens. Cela dit aujourd’hui, le risque est sans doute le même avec certains techniciens palestiniens qui doivent être cul et chemise avec leurs services… Vigilance, toujours.
Et en Turquie ?
Il a fallu recruter et former une équipe. Les cameramen en Turquie ne sont pas forcément bien considérés. Ils savent prendre une « belle » image mais ne savent pas toujours construire une séquence ou tout simplement filmer sans s’autocensurer. Par exemple, nombre d’entre eux étaient effrayés de filmer les convois militaires. Mais comment voulez-vous faire un reportage sur le Sud-Est si vous ne filmez pas l’armée en action, même à son insu ?
Il n’y a pas de tradition d’enquête en Turquie. Exemple : en 1997 à Hakkari, on a vu arriver une équipe de journalistes d’un grand quotidien national. Ils sont restés une nuit, ont interviewé le préfet, le chef de la police et sont rentrés pour publier une page entière sur la ville. Pas d’enquête, pas de rencontres avec les habitants, aucun recul.
Sans doute avais-je l’habitude des zones de guerre, des périodes de tension : Gaza, Naplouse, le Liban, Soweto, Le Natal… J’avais un peu de « bouteille »…pour ne pas (trop) me laisser impressionner et manipuler…
Question manipulation, je me souviens d’un reportage au cours duquel vous aviez rencontré une section du MHP (extrême droite nationaliste) à Istanbul au lendemain du vote par l’assemblée nationale française de la loi de reconnaissance du génocide arménien. Les visages étaient pour le moins fermés…
Oui, le genre de personnages qu’on n’a pas trop envie de contredire…Et Daniel Schneidermann lors d’une émission d’Arrêt sur images consacrée à la Turquie m’avait alors demandé comment et où je trouvais ce genre de types. Mais à quoi sert un correspondant s’il n’est pas capable de montrer le visage de l’ultranationalisme turc ? Même s’ils peuvent être un peu intimidants, c’est vrai…
Dans le Sud-Est aussi, il ne fallait pas se laisser intimider. Une fois, nous avions voulu raconter la vie de jeunes gosses Kurdes qui vivaient à la frontière turco-iranienne. Je me souviens d’avoir été menacée par les militaires : si nous étions trop curieux- nous étions en pleine montagne au passage de trafics en tout genres - ça finirait mal pour nous. Sous-entendu, on était en hiver, une avalanche est si vite arrivée …. Durant le même reportage, on a menacé mon chauffeur : « Fais gaffe, sinon on ne retrouvera que vos os. » Et puis le reportage fini, nous repartons pour Istanbul. Tempête de neige. Il fait nuit, glacé. On est crevé surtout après toutes ces pressions et menaces. On arrive à un contrôle militaire. Le planton nous arrête. Mauvais. Il regarde nos papiers. Incrédule quand il comprend que suis française et qu’on vient de réaliser un reportage sur des gosses dans les montagnes. « Tout ce chemin, par ce temps là, pour filmer des mômes, chapeau la France ! » Voilà ce qu’il dit, sans rire !
Comment se passent l’installation, les débuts professionnels en Turquie ?
Avec Arte, ce fut une belle époque car il y avait un vrai intérêt pour la Turquie et une rédaction impliquée et présente. Il y avait aussi la volonté de mettre en valeur le travail des correspondants et des moyens pour financer des reportages un peu risqués. On utilisait l’actualité comme prétexte à fournir des reportages magazine, avec des angles, des situations, bref on me demandait de raconter une histoire, de faire un portrait afin d’éclairer une actualité, de mettre à mal quelques clichés.
Je pense que si on travaille sur les dispositifs, les situations, on peut obtenir énormément de choses. Par exemple, ce que j’aime c’est poser ma caméra et attendre qu’il se passe quelque chose qui pourrait se passer lorsque la caméra n’est pas là. Rester discret et se faire oublier, d’où l’intérêt de travailler avec une équipe locale. Par exemple, en l’an 2000, l’armée fait venir les meilleurs élèves kurdes du Sud-Est à Istanbul pour leur montrer la ville, les grands centres commerciaux, l’Occident en somme. Et j’ai demandé à pouvoir suivre ce voyage et ces jeunes. Là qu’on filme ou pas, il se passe des choses. On n’a quasiment pas besoin de faire des interviews. Il suffit de laisser le micro branché. A un moment, lors d’un repas entre les officiers et les jeunes, on a eu les échanges entre les deux groupes avec l’officier qui expliquait la nécessité du coup d’Etat de 80 en martelant la table du tranchant de sa main et l’air pas très rassuré des jeunes Kurdes. Des moments comme ça, il faut de la patience, du temps, donc … de l’argent pour les capter.
Le gros problème en Turquie c’est qu’on n’a pas de contact avec l’armée. Lors d’une opération à la frontière irakienne, je me souviens d’une envoyée spéciale de TF1 qui se désolait de ne pas obtenir la moindre interview avec un officier turc.
Ils ont des points presse pour des journalistes turcs accrédités. Vous pouvez bien sûr vous rabattre sur la pléiade de militaires en retraite qui parlent plus facilement. Les plus récemment sortis de l’armée peuvent faire passer des messages. Mais c’est quand même vraiment la « grande muette ». Le contraste est énorme avec Tsahal, l’armée israélienne, qui elle « sur communique » , ce qui n’est pas nécessairement plus facile à traiter d’ailleurs….
Vous arrivez. Les combats font rage à l’Est. Erbakan est au pouvoir.
Oui, l’union douanière se met en place.
Et puis c’est le scandale de Susurluk…
L’exemple même de la limite de la télévision. Si vous n’avez pas l’image comment traitez-vous des liens entre mafia, tribus kurdes et hommes politiques ?
Et puis on se retrouve confronté à quelque chose de très turc : d’abord, la liberté d’expression n’est pas encore tout à fait assurée en Turquie ! Et il y a la peur, dans le sud-est toujours, où les « faux journalistes - vrais membres des services » sont nombreux. C’était un grand sujet d’amusement lors opérations américaines en Irak. A la frontière turco-irakienne, dans l’hôtel occupé par la presse du monde entier, on reconnaissait à cent mètres à la ronde ces types, plus vrais que nature, affublés de gilets de photographes qui se présentaient comme envoyés spéciaux de l’agence nationale de presse turque … ce qui ne trompait personne mais portait évidemment le discrédit sur notre profession auprès de la population et expliquait la méfiance…
Et puis, autre caractère turc, quand quelque chose ne va pas, on veut garder ça pour soi, pas parler à un étranger. Il y a un proverbe turc qui dit « Quand tu as le bras cassé, inutile de le montrer, cache-le ». C’est un peu la même démarche. Face aux journalistes étrangers.
C’est une toute nouvelle équipe à former, de nouvelles images à filmer. Mais c’est aussi un nouveau pays pour vous.
Oui, je ne connaissais rien à la Turquie quand je suis arrivée. Je connaissais le Proche-Orient, le monde arabe mais pas du tout la Turquie.
Oui et donc quelle est la première chose qui peut surprendre quand on connaît le monde arabe mais pas la Turquie ?
Déjà le fait qu’ils aient gommé – ou tenté de gommer - toute une partie de leur passé avec la rupture dans l’alphabet, avec la laïcité. Même si l’islam reste très présent en Turquie.
Il y a aussi chez les Turcs un certain manque du sens de la dérision que j’ai tant aimé chez les Egyptiens par exemple.
Et puis cela va vous surprendre mais ils me font parfois penser aux Israéliens : ce sont deux peuples qui vivent avec la sensation (parfois très fondée) d’être entourés d’ennemis, ce qu’on appelle le complexe de Massadah pour les Israéliens, le traumatisme du Traité de Sèvres pour les Turcs, ce qui n’est pas exactement la même chose mais relève d’un même repli… On est encerclé, on a des ennemis partout, on ne peut avoir confiance en personne. Et on retrouve ceci dans la relation que la Turquie entretient avec l’UE aujourd’hui, dans cette idée que la Turquie ne peut pas avoir confiance en l’UE.
A suivre...