Logo de Turquie Européenne
Accueil > Articles > Articles 2012 > 04 - Quatrième trimestre 2012 > Déni de justice en Turquie : Affaire Pinar Selek - Vade Mecum

Déni de justice en Turquie : Affaire Pinar Selek - Vade Mecum

jeudi 6 décembre 2012, par Samim Akgönül

Pinar Selek est une sociologue, militante des droits humains, né en 1971 à Istanbul. Après avoir fait ses études secondaires dans le prestigieux lycée francophone Notre Dame de Sion, Selek a terminé ses études de Sociologie à l’Université Mimar Sinan, en tant que majeure de sa promotion. Elle a étudié à l’Université Nice Sophia-Antipolis l’économie politique et a achevé son DEA de Sociologie à l’Université Mimar Sinan d’Istanbul. Elle mène actuellement ses recherches doctorales à l’Université de Strasbourg. Elle est surtout reconnue pour son travail d’intellectuelle engagée en faveur des exclus et des opprimés de la société, plus particulièrement à travers ses livres sur les femmes, les homosexuels, les transgenres, les enfants des rues et les Kurdes. Elle est également activiste féministe, fondatrice d’Amargi, une association de défense des femmes opprimées. Elles est issue d’une famille de juristes, et fille de Alp Selek, un défenseur renommé des droits humains qui a défendu la gauche opprimée depuis les années 1960 et a donné du fil à retordre aux pouvoirs en place.

JPEG - 30.4 ko
Pınar Selek - Sociologue turque
Tuerkische Autorin Pina Selek in Berlin, Foto Amelie Losier

Le 19 juillet 1998 il y a eu une explosion dans le Marché historique d’épices d’Istanbul («  Marché égyptien  »), un haut lieu touristique à l’embouchure de la Corne d’Or. Cette explosion dans un petit restaurant a causé la mort de 7 personnes et plus de 100 blessés. Il s’agissait d’une période où les attentats à la bombe attribués au PKK, les rebelles kurdes indépendantistes, étaient très fréquents. « Tout naturellement  », l’opinion publique turque, ainsi que les autorités se sont d’abord penchés sur l’éventualité d’un attentat à la bombe.

Lors de l’enquête qui a suivi, les forces de sécurité et les experts en explosion ont communiqué, en 10 jours, 6 (six) rapports, soulignant tous l’absence d’indice témoignant de la présence d’un engin explosif. Clairement, tous les rapports penchaient pour une explosion due à une fuite de gaz. Ils ont souligné qu’un engin explosif aurait creusé un cratère d’au moins 50 cm de profondeur.

Deux jours après l’explosion, le 11 juillet 1998, Pinar Selek a été mise en garde à vue, accusée de faire partie d’une «  organisation terroriste », sans lien avec l’explosion en question. Elle était, à cette époque, en train de mener des entretiens avec les militants du PKK pour un livre et elle refusait de donner les noms de ses interlocuteurs aux forces de sécurité. Dans un climat de violence politique et nationaliste, son travail scientifique n’a pas pu être supporté par le pouvoir. Lors de sa garde à vue, Selek a été détenue pendant 7 jours sans voir ni un avocat ni un juge, et a subi toutes les techniques de torture, y compris « le crochet de Palestine  ». Il y a même eu un rapport de la police indiquant qu’elle « était tombée et s’était cassé le bras » pendant l’interrogatoire… Par la suite, les rapports médicaux et post-traumatiques ont confirmé les tortures en question.

En revanche, durant cette garde à vue, aucune question ne lui fut posée au sujet de l’explosion du Marché aux épices, dans la mesure elle avait été arrêtée pour une tout autre « accusation » et qu’il avait été établi que l’explosion en question était due à une fuite de gaz.

10 jours après son arrestation, le 28 juillet 1998, le procureur de la Cour de Sûreté de l’Etat (ces Cours instituées par la junte militaire qui étaient chargées de réprimer l’opposition de gauche et des Kurdes), accuse Selek d’être membre du PKK et requiert 10 à 15 ans d’emprisonnement, sans que la question de l’explosion ne soit évoquée.

Le 12 Août 1998, c’est à dire 15 jours après l’arrestation de Selek, la police d’Edirne (ville près de la frontière turco-grecque) met en garde à vue un individu, Baran Öztürk, soupçonné de tenter de fuir en Grèce pour rejoindre les camps du PKK dans ce pays. Suite à son interrogatoire, 21 autres membres présumés sont mis en garde à vue dans différents quartiers d’Istanbul. Certains de ces individus arrêtés, sans qu’il y ait un lien quelconque, « déclarent  » à la police qu’ils prennent des « ordres » de Pinar Selek. Un de ces 12 prévenus, un certain Abdülmecit Öztürk, « confesse » lors de sa garde à vue qu’il avait préparé chez sa tante l’engin explosif qui avait causé l’explosion du Marché aux Epices avec Pinar Selek, alors que jusqu’à ce jour, il n’y avait aucun indice révélant l’existence d’un engin explosif.

Suite à cet « aveu », le procureur demande une nouvelle expertise. Sous la présidence de l’Universitaire Sevil Atasoy, le nouveau rapport, bien que techniquement très superficiel, indique, malgré les 6 rapports précédents, la présence possible dans les lieux de l’explosion d’un produit nommé nitrocellulose. Ainsi, tout d’un coup non seulement l’explosion du Marché aux épices devient un attentat, mais de surcroît, suivant la déposition d’Öztürk, Selek devient suspecte.

Lorsque Abdülmecit Öztürk est présenté au juge de la Cour de Sûreté de l’ État, il se rétracte et déclare qu’il n’était pas au courant de l’explosion du Marché aux épices, qu’il ne connaissait pas Pinar Selek, que tout ceci était un complot et une fiction et que sa déclaration lui avait été dictée par la police sous la torture. Lors de la délibération, Öztürk est pris dans une salle annexe du tribunal par la police qui l’escorte et à son retour il déclare qu’il veut faire une déclaration supplémentaire. Il se rétracte à nouveau, confirme ? ces aveux par écrit mais le procureur refuse de signer cette nouvelle déclaration. Suite aux protestations des avocats de Selek, indiquant que ces aveux n’avaient pas de valeur juridique sans la signature du procureur, celui-ci acceptera de signer ces aveux deux ans et demi plus tard.

Entretemps, les enquêteurs avaient interrogé la tante d’Öztürk, chez laquelle ce dernier déclarait avoir préparé l’engin explosif avec Pinar Selek. Selon la déclaration écrite présentée par les enquêteurs, la tante en question avait identifié Selek sur photo, avait dit que son neveu l’avait présentée comme sa fiancée, et qu’ils s’étaient enfermés dans une chambre.

Lors de l’audience, la cour a convoqué la tante en question et les parties ont pu voir que cette vieille dame kurde, ne parlait pas un seul mot de turc et qu’il était impossible d’écrire la déposition présentée, sans l’aide d’un traducteur de surcroît. Lors de l’audience, la dame déclare, avec l’aide d’un traducteur, qu’elle n’avait jamais déposé auparavant, qu’elle n’avait effectué aucune identification, qu’elle était analphabète, qu’elle avait apposé son empreinte digitale sur une feuille présentée par la police, et qu’elle n’avait jamais vu la jeune femme présente dans la cour.

Suite à ces développements, la cour libère Abdülmecit Öztürk, qui sera jugé libre. Lors des audiences suivantes, une fois sauvé des mains de la police, Öztürk, répète sans cesse la même déclaration, à savoir qu’il ne connaissait pas Pinar Selek, et que sa déposition avait été extorquée sous la torture et sous la menace.

Malgré ces développements, Selek, à laquelle on n’avait posé aucune question au sujet de l’explosion du Marché aux épices, devient l’objet d’une deuxième accusation pour un deuxième procès : celle d’avoir fomenté un attentat au Marché aux épices. Les deux procès (le premier, membre d’une organisation terroriste, et le deuxième, attentat) sont réunis en 1999.

En 2000, deux nouveaux rapports d’expertise sont présentés à la Cour : le premier d’un professeur expert en explosifs de la Faculté de Chimie de l’Université d’Istanbul, et le deuxième d’une commission d’experts mandée par la cour, composée d’experts en explosifs de l’Institut Médico-légal de la Faculté de Médecine de l’Université d’Istanbul a Cerrahpasa. Les deux rapports démontent le rapport du 2 novembre, et indiquent qu’il n’y a aucune trace d’un explosif quelconque dans l’affaire du Marché aux épices. Le 21 décembre 2000, après deux ans et demi de détention, Pinar Selek est relâchée.

Le 19 avril 2001, la Direction de la Sûreté d’Istanbul envoie à la Cour une requête demandant une nouvelle expertise. En annexe de cette requête se trouvait un rapport « spontané » non daté et non signé, émanant du Ministère de l’Intérieur, soulignant qu’il s’agissait d’un engin explosif.

Ce « rapport » non sollicité, fut suivi par deux autres rapports émanant de deux administrations médico-légales du Ministère de la Justice, qui soulignaient que la présence d’un engin explosif n’était pas et ne pouvait être déterminée.

Malgré ces deux nouveaux rapports d’expertise, la Cour a quand même suivi la requête de la Sûreté d’Istanbul et a commandé un nouveau rapport à une nouvelle commission d’expertise composée de cinq membres dont deux officiers de gendarmerie. La nouvelle commission présente en 2002 son rapport en faveur de la thèse de la bombe, mais il est signé seulement par quatre de ces cinq membres. Le cinquième membre, un Professeur de l’Université Technique de Moyen Orient, a refusé de signer et a établi une contre-expertise refusant la thèse de la bombe. Et enfin, un nouveau rapport d’expertise fut rédigé par une nouvelle commission composée de Professeurs de la même université, démontant techniquement, point par point, le rapport de la Gendarmerie.

Suite à cette succession de rapports d’expertise, la Cour décide en 2006 qu’elle ne pouvait établir un verdict sûr en ce qui concerne l’affaire du Marché aux épices, et décide, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu de rendre un arrêt à l’encontre de Selek et d’Öztürk. Le Procureur de la République fait appel de cette décision requérant la condamnation de Selek et Öztürk s’appuyant sur deux rapports d’expertise, celui de 1998, et celui de la Gendarmerie, sans prendre en considération les autres et sur la déposition d’Öztürk même si ce dernier s’était rétracté par la suite.

En effet, la décision est cassée par la 9e Chambre pénale de la Cour de Cassation, arguant qu’il n’y avait pas dans le droit turc une décision comme « il n’y a pas lieu de rendre un arrêt » et renvoie l’affaire devant la première instance afin qu’elle prenne une décision claire en faveur d’un acquittement ou d’une condamnation.

En 2008, la Cour locale, s’appuyant sur ses premières considérations, prononce, toujours à l’unanimité, un acquittement clair. Le Procureur fait également appel de cet arrêt s’appuyant sur ses premiers arguments. En revanche, alors que le Procureur demandait l’appel pour Pinar Selek, il avait décidé de ne pas faire appel pour l’arrêt d’Öztürk. Ainsi, Pinar Selek était accusée sur les dépositions d’Öztürk, Öztürk s’était rétracté, il était définitivement acquitté mais la poursuite judiciaire fondée sur sa déposition perdurait pour elle.

La 9e Chambre pénale de la Cour de Cassation, omettant tous ces faits, casse l’arrêt sur le fond demandant la perpétuité incompressible pour Selek selon l’article 125 du Code pénal.

Avant que l’Affaire revienne devant la Cour locale ayant prononcé l’acquittement, le Procureur Général de la République, saisissant la voie « d’objection extraordinaire », a porté cette décision de la 9e Chambre pénale de la Cour de Cassation devant la Grande Chambre de la Cour de Cassation.

La Grande Chambre refuse l’objection du Procureur Général de la République à la majorité des voix.

Alors que la Grande Chambre refusait l’objection du Procureur général, l’auteure du premier rapport (1998), le Professeur Sevil Atasoy, déclarait aux quotidiens Vatan et Taraf, que dans son rapport rien n’indiquait une explosion due à un engin explosif et précisait seulement les méthodes à utiliser pour établir avec certitude la présence d’une bombe. Ainsi, elle déclarait que son rapport d’expertise avait été manipulé par l’acte d’accusation. La même universitaire a répété ces mêmes propos lors d’une émission télévisée à la chaîne CNN Türk.

Ainsi, la décision de la 9e Chambre de Cassation est revenue devant la Cour locale. Le 9 février 2011, la Cour maintient, toujours à l’unanimité, son arrêt d’acquittement pour une troisième fois . Elle s’est ainsi définitivement prononcée ; son rôle judiciaire est terminé. Maintenant la parole définitive sera celle de la Grande Chambre. Pour y envoyer le dossier complet accompagné du réquisitoire sur le fond du Procureur, la Cour locale attend l’achèvement des procès annexes.

L’audience du 22 novembre 2012 concernait ces affaires annexes. Entre-temps le juge titulaire, celui qui avait prononcé trois acquittements, avait pris un congé maladie de 45 jours, souffrant des problèmes cardiaques. Un juge suppléant, ne connaissant pas l’affaire qui avait duré 14 ans, ne connaissant pas le contenu des dizaines de sacs de dépositions et de correspondance, avait été nommé. De l’équipe qui avait maintenu la décision d’acquittement, un autre juge avait également été écarté de l’affaire. Un seul juge de la première équipe était présent.

L’audience devait commencer à 10h 30 mais les portes restaient closes. Les avocats ont tenté de prendre des nouvelles vers 12h mais le nouveau président a répondu qu’il avait droit à une pause déjeuner. L’audience censée commencer à 14h ne commença qu’à . Les avocats prennent leur place dans l’attente des habituelles vérifications d’identité, quand ils aperçoivent un écran d’ordinateur resté allumé. Le greffier de la Cour est en train de corriger un mot. Ils découvrent avec stupéfaction qu’il s’agit d’une décision déjà prise : « Considérant que la Grande Chambre de la Cour de Cassation a refusé la requête d’objection du Procureur général de la Cour de Cassation, la décision du maintien de l’arrêt d’acquittement prise précédemment contient un vice de forme et donc il a été décidé de révoquer l’arrêt d’acquittement. »

Sur ce, le Procureur remercie la Cour et lit aussitôt un réquisitoire sur le fond qu’il avait apparemment apporté avec lui et, bien évidemment, requiert à nouveau la perpétuité. Ce qui signifie qu’il prononce pour la seconde fois un réquisitoire sur le fond dans un dossier sur lequel l’arrêt définitif a été rendu il y a un an et demi et dont il avait lui-même fait appel. Mais ce qui est aussi intéressant, c’est le fait il déclare aux journalistes : “J’ai été choqué.” Or, lorsque les portes étaient verrouillées, il était à l’intérieur.

Les juristes en Turquie sont maintenant unanimes sur deux points  :

Que la Cour locale est juridiquement incapable de révoquer sa propre décision, prise il y a un an et demi car elle s’était prononcée définitivement ; Qu’elle garde toujours le droit de maintenir sa décision d’acquittement contre la Grande Chambre.

Suite aux protestations des avocats, la Cour a renvoyé l’Affaire au 13 décembre (21 jours plus tard) pour une décision définitive, donc avant la fin du congé maladie du juge titulaire alors que pour les 46 audiences des 14 années précédentes, les reports avaient été tous prononcés à une échéance de trois mois environ. D’autant plus que, ce jour-là, la Cour a renvoyé à trois ou quatre mois les jugements des autres affaires qu’elle devait traiter.

Estimant que la Cour dans sa nouvelle composition avait violé la loi en se substituant à la Cour de Cassation, et avait perdu son impartialité, les avocats de Selek présentent une requête le 29 novembre 2012, pour refuser que le même juge préside l’audience du 13 décembre. Entre temps, le juge titulaire a déclaré au quotidien Vatan du 24 novembre 2012 qu’il était très surpris de cette décision et qu’il pouvait revenir avant la fin de son arrêt maladie de 45 jours.

Il est difficile de prévoir la voie qui sera suivie lors de l’audience du 13 décembre 2012. Avant tout il y aura une décision concernant la requête des avocats au sujet de changement de juge. Si cette requête est refusée, les avocats porteront l’affaire devant une autre Cour pénale.

Quoi qu’il en soit, que la requête de changement de juge soit acceptée ou non, les possibilités sont les suivantes :

1) Les juges peuvent revenir sur leur décision intermédiaire du 22 novembre 2012, considérée comme illégale par les avocats. Ainsi, la procédure pourra revenir à son cours normal. Autrement dit, l’arrêt d’acquittement rendu le 9 février 2011, sera porté avec les autres cas annexes quand ils seront achevés, devant la Grande Chambre de la Cour de Cassation. La décision de la Grande chambre sera définitive.

2) Si les juges ne reviennent pas sur le verdict du 22 novembre, le jugement continuera d’une manière illégale. Le verdict de perpétuité pourra faire l’objet d’un appel devant la 9e Chambre de la Cour de Cassation.

A la Cour européenne des Droits de l’Homme, le dossier de Pinar Selek est en attente de la fin de la procédure interne. Ce dossier concerne l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (interdiction de la torture) et surtout l’article 6 (droit à un procès équitable).

Pinar Selek est actuellement en exil en France où elle continue ses recherches doctorales à l’Université de Strasbourg. Elle est soutenue par la société civile dans le monde entier, notamment en Turquie, en France et en Allemagne, par le monde universitaire en Turquie, en France et aux Etats Unis. Ancienne boursière de PEN Allemagne, elle a obtenu le prix « Duygu Asena » de PEN international en 2009. Elle est l’auteure de quatre monographies scientifiques, d’un roman, et d’un livre pour enfants.

Ce Vade Mecum est préparé en s’appuyant :

  • Sur les entretiens de l’auteur avec les avocats de Pinar Selek et avec l’intéressée elle même.

L’auteur a été présent lors des trois dernières audiences.

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

Sources

Affaire Pinar Selek : Vade Mecum
Samim Akgönül - lundi 3 décembre 2012
La dernière version de ce document a été revue et corrigée par Baskin Oran et Etienne Copeaux.

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0