De retour à la maison, je parcours la presse, lis les réactions des lecteurs, après l’euphorie de la victoire, je me sens accablé par le travail colossal qu’il reste à accomplir. La Turquie et son régime politique restent finalement très méconnus. Je lis ici que « La Turquie n’est tout de même pas un pays totalitaire » Comment expliquer aux gens que même dans un pays ou des élections sont organisées et « où les femmes on voté avant les françaises » l’État peut être paternaliste et autoritaire et mette en œuvre un système de contrôle social reposant sur la peur de la répression d’une part, mais aussi sur la crainte de l’exclusion de la communauté qu’elle soit familiale, locale ou nationale. Ailleurs je lis : « Si cette fille est soupçonnée d’être une terroriste c’est qu’il y a une raison, le terrorisme est un fléau pour le monde entier ». Cet amalgame se produit grâce à la légèreté irresponsable de certains articles, partout dans la presse on a pu lire « l’étudiante soupçonnée d’appartenance à une organisation terroriste » et s’en suit le « pedigree » du DHKP-C auquel est toujours associée au refrain « organisation reconnue comme terroriste par l’Union Européenne » et même présentée à tort comme kurde par 50% des médias (ce qui montre le sérieux de leur travail !).
Les mots tuent, le fait de rapprocher sans recul et sans précaution certains vocables oriente le jugement des lecteurs ne connaissant pas le sujet. Rien que le fait de choisir le mot « soupçonnée » plutôt qu’ « accusée » laisse entendre qu’il y des preuves objectives de ses liens avec la dite organisation. Or le dossier est vide, aucun des faits reprochés à Sevil ne sont illégaux en Turquie, les même faits conduiraient absolument tous les étudiants à sensibilité de gauche de nos universités directement en prison. [1]
La psychose du terrorisme entretenue par les médias dans nos sociétés démocratiques permet l’acceptation par le plus grand nombre de citoyens de lois d’exception qui auraient mis la moitié du pays dans la rue dans les années 70 du siècle dernier. Sous prétexte de sécurité, on met tout le monde sous surveillance, on met en pratique de méthodes policières qui sont celles prédites par Georges Orwell et plus récemment par le film « Minority Report », on crée un « crime d’intention », le fait d’accumuler un certain nombre de comportements fait de vous un terroriste ou une menace potentielle qu’il faut tenter de neutraliser avant même que le supposé crime soit commis.
Dans cet objectif, des coopérations policières se mettent en place y compris avec des pays pratiquant la torture et ne respectant pas les droits humains. De simples procédures administratives permettent d’extrader des personnes sur simple réquisition étayée uniquement par le pays émetteur, sans qu’aucune enquête ne soit diligentée par le pays sollicité sur le bien fondé ou la réalité des preuves. C’est le cas depuis peu entre la France et la Turquie (projet initié par Claude Guéant et récemment entériné par un gouvernement pourtant réputé de gauche). Ces « petits arrangements entre amis » font peser des menaces sérieuses sur Sevil même si elle est en France, de même que sur Pınar Selek, condamnée à vie pour un attentat imaginaire par la même justice turque qui l’a pourtant acquittée trois fois. [2]
Nous devons faire notre devoir de démocrates en démontant les rouages de la désinformation par exemple en expliquant que c’est le propre des pays autoritaires que de produire de la fumée sans feu. Le droit perverti est l’épée de Damoclès qui pèse sur tout opposant, pour pouvoir prévenir les révoltes il faut salir, utiliser des délateurs, désigner des coupables, fabriquer des dossiers d’accusation sur des présomptions et s’attacher la complicité de la majorité silencieuse en la maintenant dans une situation d’insécurité réelle ou exagérée. [3]
Cette insécurité ou sentiment d’insécurité est produit chez nous par le rabâchage médiatique. En Turquie, elle est endémique parce qu’on ne donne guère d’autre choix à l’expression politique d’opposition que la violence armée (récemment les organisations de société civiles se sont révélées une force émergente qui est tout aussi réprimée). Les seuls partis tolérés sont tous conservateurs à des degrés différents avec des nuances, soit nationalistes, soit religieuses, soit liés à une idéologie figée depuis les années 30 du siècle dernier. Contrairement à ce qu’on lit dans les journaux occidentaux, la social-démocratie n’est pas représentée de façon significative en Turquie, et certainement pas par le CHP qui prône la primauté de l’État à l’instar des parti fascistes du début du 20
Toutes les victimes de la justice turque portent en elles la Turquie émancipée de demain, leur courage et leur abnégation méritent notre soutien et notre admiration. C’est cette Turquie que Turquie Européenne veut présenter et mettre en valeur, c’est pour ça que le combat de Sevil et des étudiants turcs est le notre et doit être celui de tous les démocrates. La Turquie ne doit pas apparaitre ici que sous le masque séduisant de la réussite économique. Si la Turquie est la « Chine de l’Europe », elle l’est aussi par le prix que paie son peuple pour la fortune de quelques uns et que pour les affaires des entreprises internationales, dont un certain nombre sont françaises, puissent y exploiter une main d’œuvre docile à coût social très faible (et ce n’est pas par choix ou par « culture » comme on a pu le lire !).
Le rêve ultra-libéral existe, le combats des dissidents turcs est le notre, parce que ce pays qui m’est cher est aussi un laboratoire d’expérimentation pour les totalitarismes de demain. Orwell, encore lui, disait que la perfection pour un système totalitaire serait d’être assez subtil pour emporter l’adhésion de la majorité. Nous savons que, pour obtenir ce résultat, la peur est l’ingrédient essentiel, l’autre est l’éducation (le conditionnement serait un terme plus approprié [4]), l’État turc est donc passé maître dans l’utilisation de ces outils tout en se donnant une image de paradis pour investisseurs cherchant simultanément le profit et la qualité et pour les touristes près desquels on évite soigneusement de faire résonner les bruits de botte comme dans l’Espagne d’avant 1980.