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La Turquie est-elle une démocratie ?

dimanche 13 novembre 2011, par Reynald Beaufort

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Uğur Mumcu
Assassiné en 1993 - Comme pour Hrant Dink, les vrais commanditaires de son assassinat n’ont jamais été inquiétés.

Les événements récents suscitent une réelle inquiétude sur la capacité de la Turquie à évoluer vers une réelle démocratie. Les arrestations en masse d’intellectuels et de défenseurs des droits de l’homme en Turquie semblent une nouvelle répétition de la tragédie de Cassandre. Les autorités ne s’en prennent pas aux causes profondes de la violence politique mais font arrêter ceux qui les dénoncent et proposent des alternatives ! Comme si un patient qu’on maintiendrait dans l’ignorance de son affection devait subitement en être guéri ! La société turque ne traverse pas une crise due à un épiphénomène passager, mais il est devenu évident qu’elle est malade de ses racines mêmes. Le propension à contrôler la presse, le harcèlement des opposants, les « exécutions extra judiciaires », l’intervention des militaires dans le affaires civiles, les collusions avec des organisations mafieuses ne datent pas de l’arrivée de l’AKP au pouvoir ce sont des habitudes bien ancrées depuis les origines de la république de Turquie. Le kémalisme, qui, à une époque révolue où toute l’Europe, ou peu s’en faut, connaissait des régimes autoritaires avait été le salut du pays contre la dissolution, est devenu maintenant le cancer qui sclérose la république et empêche toute évolution démocratique.

Dans les années 1920-1930, afin de sortir le pays rapidement de la féodalité et de faire passer à l’ère industrielle, Mustafa Kemal à lancé une révolution par le haut avec des concepts importés d’Occident qui étaient totalement étrangers à la majorité du peuple. Qu’à cela ne lui tienne, il a donc décidé que ces principes, il les lui ferait assimiler quoi qu’il pourrait en coûter. L’un des plus problématique était le nationalisme dans un pays issu d’un Empire multi-ethnique et multiculturel aux frontières mouvantes en fonctions des succès ou des échecs de ses armées de conquête.

A cette époque, la légitimité des états dans le monde occidental - ou sous sa domination - reposait sur l’idée de nation, elle même bâtie sur une prétendue unité culturelle et si possible ethnique, la plupart du temps mythique ou imposée par purification ethnique ou par une réécriture de l’histoire justifiant les frontières géographiques et socioculturelles de l’état nation. Presque tous les pays européens qui ont eu les moyens et la puissance pour le faire, en sont passés par là. Le jacobinisme à la française et les idioties enseignées aux « chères têtes blondes » dans le genre « nos ancêtres les Gaulois » ont voulu effacer, qu’en dehors de régions extrêmement difficiles d’accès, aucun peuple d’aucun pays, d’aucune région d’Europe ne pouvait prétendre avoir une origine unique, être une « race pure » comme on disait à l’époque.

Atatürk a donc, en parfaite connaissance de cause, voulu créer un sentiment national chez les habitants de Turquie en les contraignent par tous les moyens à devenir turcs, en faisant d’une des infra-nationalités la supra-nationalité (Voir à propos de ce thème les articles de Baskin Oran). Il a eu l’idée, lourde de conséquences, de confondre la nationalité avec le nom de l’ethnie majoritaire parmi les nombreuses présentes en Anatolie et en Thrace et pour arriver à cette fin, il a joué sur tous les leviers dont le principal allait être l’éducation nationale, afin de créer le nouvel homme et la nouvelle femme « turcs ».

En s’appuyant habilement tous ceux qui refusaient la disparition de l’Empire pour des raisons diverses et souvent contradictoires, il a imposé petit à petit et au pas de charge son ordre nouveau en éliminant au passage sur lesquels il s’était d’abord appuyé.

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Fête des enfants le 23 avril à Erzincan

L’école s’imposait comme la clé du système. Dans un pays comportant à cette époque aux alentours de 80 à 85% d’analphabètes, il a commencé par changer la langue en s’appuyant sur un mélange du parler populaire pour les mots de base, de mots réimportés d’autres langues turcophones et essentiellement de mots français pour les termes techniques n’existant pas dans le vocabulaire « traditionnel » (ce faisant, il a continué ce qu’avaient commencé les ottomans dont les élites étaient francophiles et francophones) Des mots persans et arabes ont été conservés pour les concepts abstraits. La syntaxe et la grammaire ont été simplifiés, l’alphabet latin a été adopté pour rendre la langue accessible rapidement au plus grand nombre. Une fois cet outil mis en place, Atatürk a voulu une réécriture de l’histoire pour mettre le « turc ethnique » au cœur de l’histoire, jusqu’à encourager des délires comme la théorie de la « langue soleil » et assimiler les turcs aux sumériens et faire rédiger des ouvrages académiques prétendant le plus sérieusement du monde que les turcs avaient initié toutes les civilisations.

L’amnésie de turcs n’est pas feinte, elle a été sciemment organisée, planifiée conformément au principe qui sera aussi en vogue dans les pays communistes « du passé faisons table rase... » Un ami turc dans les années 90 me faisait remarquer lors d’un passage dans un cimetière stambouliote, qu’il ne pouvait même pas lire l’épitaphe de ses arrières grand-parents, je ne réalisais pas du tout à l’époque toute la portée de ces mots. A l’exception de quelques spécialistes capables et surtout autorisés à lire l’ottoman, les archives sont devenues inaccessibles au plus grand nombre. Nul besoin de brûler les livres quand plus personne, ou presque, ne peut les lire...

Loin de remettre en question cette idéologie et des théories fumeuses qui auraient pu être comprises comme un accident imposé par les convulsions de l’histoire - après tout le fait turc avait bien failli disparaitre de l’histoire - les successeurs d’Atatürk se sont employés à fossiliser un pragmatisme lié à des circonstances particulières et extrêmes en une sorte de religion au dogmes indiscutables.

Le premier de ces dogmes est que le pays est toujours menacé par des étrangers qui complotent pour sa perte en travaillant à diviser le pays avec la complicité des intellectuels libéraux, a fortiori s’ils sont issus des minorités. Le second est une laïcité étrange qui consiste en un contrôle de la religion par l’état, et qui revendique l’islam comme une composante essentielle de la turcité (synthèse turco-islamique). On peut y voir, je crois, sans se tromper un héritage du césaro-papisme que l’empire ottoman avait lui-même hérité des byzantins. La différence réside dans un glissement du pouvoir absolu de droit divin de la personne du sultan à un establishment politico-militaire, clergé de la nouvelle divinité de la laïcité. Cette « idéologie » est évidemment totalement anachronique dans le monde globalisé dans lequel nous vivons tous, mais des think-tanks continuent à discuter sur la pertinence des idées du père fondateur et à souhaiter le retour d’un sauveur qui serait un clone du précédent ! Et cette idée quasi messianique est assez répandue dans toutes les couches de la société un peu comme si en France la grande majorité de l’opinion était toujours bonapartiste ! (certes, il en est encore beaucoup chez nous à se réclamer du gaullisme, mais De Gaulle a disparu 30 ans après Atatürk !)

Que diable peut-on regretter de l’époque de la présidence de Mustafa Kemal ? Le parti unique ? Que toute forme de contestation interdite ? Une répression impitoyable et la presse aux ordres ? Il est vrai que le marasme était tel qu’il était difficile d’imaginer pire et que tout était à construire, l’indépendance et la promesse d’un avenir radieux ne pouvaient manquer de générer un certain enthousiasme après l’humiliation subie. Mais comment imaginer réinstaurer un tel régime de marche forcée à notre époque sans faire de la Turquie un autre Myanmar, un pays au ban de l’humanité ?

Cette nostalgie soigneusement cultivée empêche d’achever la modernisation des institutions afin des les adapter aux normes des pays les plus avancés dans le développement humain. L’ « ataturquisme » est, par essence, incompatible avec les droits de l’homme et empêche l’émergence de la civilisation empathique en Turquie. Il prône clairement la loi du plus fort, l’assimilation des minorités, l’abolition des particularités, il n’accepte pas le débat et refuse de se remettre en question.

Comment nomme-t-on un régime qui glorifie l’armée, qui l’utilise comme une force de police contre son propre peuple, brûle des villages et déplace des populations de force ? Comment qualifier un régime qui encourage le culte de la violence et interdit l’objection de conscience ?

Que dire d’une idéologie qui maintient les gens dans la méfiance du reste du monde. Que dire d’un état qui ne protège pas ses minorités, qui laisse en toute impunité de véritables escadrons de la mort débarrasser la nuit les cités des enfants des rues, des homosexuels, des transsexuels de tous ceux qui sont perçus comme déviants ou, sans doute, « portant atteinte à l’identité turque » ?

Quel est le nom d’un régime qui tolère qu’un juge condamne à des peines légères les violeurs d’une fillette de 13 ans et jette en prison pendant des années des opposants non violents, sans même qu’ils soient jugés ? Qu’en dire encore quand il est avéré que son système judiciaire utilise encore la torture pour extorquer des aveux.

Quel est le nom d’un système dont la loi fondamentale inclus des articles restreignant la liberté d’expression et impose une préférence ethno-religieuse ? Que dire encore du pays d’Europe qui à le plus grand nombre de journalistes et d’intellectuels emprisonnés ou poursuivis par la justice ?

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Le 23 avril à Osmaniye
Le fête des enfants est un moment important pour montrer sa dévotion envers la patrie et le père fondateur.

Comment nomme-ton un régime qui, à l’occasion de fête nationales, organise des manifestations collectives dans les stades ou les jeunes défilent au pas cadencé au milieu de portraits géants et de centaines de drapeaux ? Quels sont les autres contrées qui imposaient ou imposent encore de telles pratiques ? Pour n’en citer que quelques unes : la défunte URSS, la Chine, la Corée du Nord, Cuba, cette « convergence » parle d’elle même !

Comment décrire un état qui refuse toujours de remettre en question une histoire réécrite dans le but de créer un mythe fondateur et unificateur à un ex-empire dont la cohésion se basait sur la force militaire, le droit divin et une administration fiscale extrêmement rigide ?

Comment nommer un système qui refuse de prendre ses distances avec des gouvernements qui l’ont précédés et qui ont organisés des massacres et des déportations de masse causant des centaines de milliers de victimes ?

Comment ne pas être indisposé par la présence massive et jamais dénoncée de représentants très en vue des institutions et partis politiques à l’enterrement d’Alpaslan Türkeş, charmant personnage et ex-dirigeant du Parti de l’Action Nationaliste (MHP) qui ne cachait pas son admiration pour le nazisme et Hitler ?

Comment appeler un système ou chaque semaine à l’école on oblige encore les enfants à réciter un serment d’allégeance qui leur inculque façon « méthode Coué » que le fait de se dire turc rend meilleur ?
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Certes, des élections sont tenues, mais quel est le choix dans un pays où il n’existe pas de possibilité de véritable alternance ? Les milieux de gauche dont aurait pu être issue une vraie opposition, y compris une social-démocratie comme il en existe partout ailleurs en Europe occidentale, ont été laminés par le coup d’état de 1980, ses leaders potentiels contraints à rentrer dans le rang, au silence ou à l’exil. La barrière des 10% de voix à l’échelle nationale pour siéger à la Grande Assemblée Nationale interdit toute émergence de forces politiques non issues des partis existants. En outre, tout parti politique ou organisation doit s’interdire de remettre en question le kémalisme pour avoir le droit de cité et ne pas être harcelé par la justice ou la police.

Vingt ans de fréquentation et d’observation et les évènements récents m’ont convaincus que ce système ne peut être désigné que par un nom que peu se risquent à prononcer, le « modèle turc » est une forme tardive de fascisme, un fascisme particulier dont « el lider massimo », le guide suprême est décédé le 11 novembre 1938, arrêtant l’histoire ce jour là à 9h10. Ce gouvernement AKP duquel on avait espéré durant un temps une libération du régime s’est finalement contenté de reprendre les vieilles recettes à son propre compte. Il n’a lancé une épuration des cadres que pour pouvoir placer les siens qui n’ont plus du tout l’intention de remettre en question un système qui maintenant sert parfaitement leurs intérêts.

Mais qu’il soit clair que ce que je remets ici en question, c’est bien le système politique et que je n’affirme pas comme certains « théoriciens » de chez nous que ce seraient les turcs eux mêmes qui seraient imperméables à la démocratie, à cause de l’islam ou d’une prétendue prédilection quasi génétique pour les régimes autoritaires ! Ce genre d’assertion n’est rien moins que du racisme. J’ai une admiration profonde pour les démocrates et les défenseurs des droits de l’homme en Turquie, il faut un autre courage pour défendre là-bas les idées que j’énonce ici par delà les mers et les frontières ! Ce ne sont pas eux qui « portent atteinte à l’identité turque » mais des institutions qui font de la Turquie un pays très avancé en ce qui concerne l’économie et le bien être matériel (quoique seule une partie de la population en profite réellement) mais comptant parmi les plus en retard dans le respect des droits humains.

Le Turquie ne pourra se hisser au niveau des nations démocratiques qu’en renonçant au kémalisme, il fut une étape probablement essentielle à son histoire, mais il faut maintenant qu’elle en sorte... Pourquoi ne pas commencer par reformer l’enseignement dispensé dans les écoles et en premier lieu changer les manuels d’histoire, n’est-ce pas ce qu’on fait la France et l’Allemagne, pays co-fondateurs de l’Europe pour se rapprocher après la 2e guerre mondiale ? Une magnifique idée avait été lancée il y quelques années, celle de promouvoir l’écriture de livres d’histoire communs avec les pays des Balkans. Qu’est-elle devenue ? Était-ce donc une idée si folle que celle, sans rien oublier bien sûr, de regarder le passé en face pour mieux construire un avenir ensemble ?

Je suis scandalisé et révolté par ces dirigeants européens qui ont cru bon de geler, par pure démagogie, certains chapitres des négociations d’adhésion avec Ankara, ils ont ainsi stupidement remis le vent en poupe au nationalisme turc et à ses défenseurs. En s’en s’en tenant simplement à exiger l’application stricte des règles prescrites dans ces chapitres, l’Union Européenne aurait fait en sorte que les Turcs ne puissent s’en prendre qu’à leurs dirigeants de ne pas accéder à l’intégration, eu lieu de cela, elle laisse penser que quoiqu’ils fassent, ils ne pourront jamais en être membres... Les nationalistes turcs peuvent remercier chaleureusement Sarkozy, Merkel et consorts de leur bienveillante solidarité !

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Notes

[1« Je suis turc, honnête et travailleur. Je suis turc, je suis juste, je suis dur au travail. Je me dois de protéger les moins âgés et de respecter mes aînés. Je me dois d’aimer mon pays et ma nation plus que moi-même. Je me dois d’aller de l’avant. O Atatürk suprême ! Créateur de notre réalité d’aujourd’hui, je jure que je marcherai sans m’arrêter sur le chemin que vous m’avez tracé, dans la direction que vous m’avez indiquée, avec l’idéal que vous m’avez enseigné. Mon existence est un cadeau à la vie turque. Heureux celui qui se dit Turc. »

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