« “Madame”, ça faisait étranger. Avoir une voisine que tu appelais “madame”, ça voulait dire qu’elle était étrangère ».
Le lecteur comprend que la complexité du problème arménien vient bien davantage de l’identité turque elle-même, fondée sur décision politique et bel et bien basée sur le génocide, que de l’existence des minorités elles-mêmes. En effet, pour être turc de plein droit, il est conseillé d’être musulman d’obédience sunnite. Rien ne le précise officiellement aujourd’hui, rien si ce n’est la colère du président actuel, qui menace d’expulser 100 000 travailleurs arméniens clandestins parce que la résolution du Parlement européen lui déplaît. Pınar Selek rappelle la popularité de l’insulte « bâtard d’arménien » dans les années 1980, après le coup d’état. Rien, sinon le fait que la carte d’identité turque comporte une mention « religion » et que laisser en blanc la mention constitue un acte politique et certainement pas une simple option personnelle.
La jeune lycéenne, issue d’une famille d’intellectuels militants à gauche, cherche à se rapprocher de ses contemporaines arméniennes. Il y en a dans les lycées francophones d’Istanbul. Le lecteur se demande exactement comme elle : « Mais enfin, pourquoi ne répondent-elles pas aux insultes ? ». La réponse tient dans une phrase courte, elle est pourtant le fruit d’une longue distillation spirituelle relative à l’identité nationale. La Turquie est le pays des Turcs, elle n’est pas cosmopolite, pas plus Istanbul que Van ou Trabzon. Il y a les Turcs et il y a ceux qui ont refusé de disparaître physiquement ou qui ne sont pas « rentrés » chez eux. Ceux-là savent parfaitement quel comportement adopter « parce qu’ils sont arméniens ». Le discours de Pınar Selek prend alors une portée universelle. On pense à l’éternelle question « d’où viens-tu ? » déclenchée en Turquie par le moindre accent étranger. Question ambiguë. Je t’accueille, je te demande d’où tu viens, c’est ma curiosité. Mais la question est à sens unique, c’est toi l’étranger, tu ne peux pas réellement vouloir habiter anonymement le pays, tu seras toujours un « mösyö » ou une « madam ».
« Quand les gens me rencontrent ils abordent toujours le même sujet. Je suis convaincue qu’entre eux ils ne prononcent jamais le mot “Arménien”. On dirait qu’ils ne s’en souviennent que lorsqu’ils me voient. Alors je réponds comme si j’étais chargée d’une mission. Mais cela ne sert à rien. Ce n’est pas comme cela qu’il faut en parler… »
On n’est, en effet, jamais très loin d’une hiérarchie entre les citoyens et parmi eux, « heureux celle/celui qui se dit Turque/Turc », c’est théoriquement formidable, c’est une quiétude possible, à portée de main pour le plus grand nombre, sans avoir à produire quoi que ce soit, il suffit d’être. Mais que se passe-t-il quand on n’est pas ?
Est-ce à dire qu’il faut rayer toute appartenance identitaire, qu’il faut éviter toute question ayant trait à des caractéristiques ethniques ? Non, parce que « le refus de la stigmatisation raciale et l’internationalisme peuvent rendre insensible à la hiérarchie ethnique dans le pays où l’on vit. » Le mouvement à accomplir est donc bien un retour à l’histoire, personnelle et nationale, de manière à pacifier et clarifier la question de l’identité. Force est de reconnaître, avec Pınar Selek, qu’à Istanbul l’histoire est discrète. On détruit, reconstruit, les noms des rues sont récents, à Istanbul notamment, on entend le murmure d’un nom grec ou arménien derrière certains d’entre eux plus particulièrement artificiels comme « rue de la force turque », « rue de la mosquée », « avenue de la République ». Seule une recherche académique pointue permet de découvrir le patrimoine immatériel caché derrière, le ministère turc de la culture ne juge pas opportun de faciliter son accès.
« Ignorer l’histoire dans laquelle on vit, la lutte désespérée de ses voisins, vous rend superficiel. Et cette indifférence laisse la porte grande ouverte à la brutalité. Pire encore, elle devient brutalité ».
Le fameux déni bienveillant, la juste recherche d’une modération, d’un terrain d’entente qui soit situé assez loin des réalités historiques et politiques, voilà ce vers quoi on pourrait être tenté d’aller. Mais l’oubli en résulte presque automatiquement et l’oubli signifie le recommencement des mêmes erreurs, le même mécanisme violent. D’un autre côté, une espèce de proclamation du génocide arménien, comme un étendard, comme un autre slogan communautaire représente un écueil considérable, une sorte de solution de facilité. Pınar Selek propose une lecture bien plus exigeante que cela, espérons qu’on jour il sera possible de lire son ouvrage en turc.