Ce passage à Ankara fut pour moi une véritable expérience ; de curiosité tout d’abord, de la part de mes hôtes turcs qui n’ont pas a priori avec l’Afrique la proximité que les autres Européens, particulièrement les Français, ont développée en quelques siècles de découverte, d’esclavagisme, de colonisation, d’amour sincère et d’exploitation. L’Afrique est pour eux une terre inconnue et avec Soleils ils partaient à la découverte.
J’étais invité pour présenter le film aux élèves d’un lycée turc qui délivre un enseignement en français, preuve de la part de mes hôtes d’une seconde curiosité, pour la langue et la culture françaises. Dans ce lycée qui forme les élèves de la maternelle au baccalauréat, j’ai rencontré des gens fiers de leur culture, de leur histoire, de leurs racines multiples qui n’ont pas peur d’ajouter une corde supplémentaire à leur arc, celle du français. Ce lycée qui a fêté cette année ses cinquante ans d’existence perpétue une longue tradition de proximité avec la culture française. Au seizième siècle déjà Soliman avait signé un traité d’alliance avec François I° ; surtout, aux XIX° et XX° siècles nombreux furent les intellectuels et les artistes qui sont venus en France s’imprégner de cette culture qui leur apparaissait comme un phare ; qui plus est au lendemain de la loi de 1905 qui consacra en France la séparation des Eglises et de l’Etat des établissements scolaires français virent le jour dans l’Empire Ottoman. Le lycée Tevfik Fikret n’est pas de ceux-là ; ce n’est pas un lycée français, ce n’est pas un lycée confessionnel, c’est un lycée turc et laïc, de droit et d’enseignement turc qui dispense une grande partie de son enseignement en français. Le lycée porte le nom d’un des plus grands poètes turcs, né sous l’Empire Ottoman en 1867 et mort en 1915 dans la tourmente de la Première Guerre Mondiale. Son père était turc et sa mère grecque ; mixité fréquente dans l’Empire Ottoman au point de faire partie de la génétique du peuple anatolien, aujourd’hui encore. Tevfik Fikret, qui a étudié au lycée français de Galatasaray d’Istanbul, avant d’y enseigner, est considéré comme le père de la poésie moderne turque.
J’étais donc invité à passer une journée dans ce lycée pour y parler avec des élèves de différentes classes et donc de différents âges du film Soleils , de l’Afrique, du regard binoculaire que Dani et moi avons développé sur notre histoire commune, sur nos valeurs, sur certains de nos préjugés et surtout sur une vision positive de l’Afrique. Rapidement les questions fusèrent aussi sur mon métier, sur le cinéma, sur l’écriture et la réalisation ou sur ma connaissance et ma perception du cinéma turc. Une fois une première timidité dépassée, que d’ouverture, d’intérêt, de curiosité, d’humour aussi et de sympathique impertinence de la part de ces jeunes filles et de ces jeunes garçons qui avaient mille questions à me poser ! Avant la pause du déjeuner, ils me projetèrent une demi-douzaine de courts-métrages qu’ils avaient réalisés et dans lesquels ils montraient une belle liberté dans la forme comme dans les propos, une conscience aiguë de la société et du monde dans lesquels ils vivent, d’un sens critique et d’un humour acérés.
Quelle ambiance dans ce lycée où, c’est la loi, le lundi matin on commence par chanter l’hymne national et l’hymne du lycée devant le drapeau qui s’élève. J’y étais un lundi justement et j’ai eu droit à la levée du drapeau. Nationalisme ai-je immédiatement pensé. Certes mais cela n’implique nullement chez mes interlocuteurs des courtes vues, des propos douteux ni un manque d’ouverture ; au contraire, autant de la part des enseignants et de l’administration que des élèves. La projection de courts-métrages comme les œuvres des élèves qui ornent les murs des couloirs, entre les portraits de Maupassant et les extraits de Céline, en attestent (voilà des gens auxquels La Princesse de Clèves ne fait pas peur, me suis-je dit), et les rapports respectueux mais déliés, voire affectueux, entre élèves et professeurs viennent confirmer cette impression. Je déjeunai dans le grand réfectoire avec la directrice, Ayșe Bașçavușoglu, qui m’expliqua la vie et le fonctionnement du lycée. Elle revenait justement de France où elle avait visité des lycées et des collèges français. Elle connait aussi bien les systèmes éducatifs, les cultures et les particularités de l’un et l’autre pays et je passai un moment enrichissant avec cette femme de culture et d’expérience qui semble autant chez elle à Strasbourg qu’à Trabzon et en compagnie de Nazim Hikmet que d’Edmond Rostand.
La véritable expérience m’attendait, après le repas, alors que j’allais rejoindre dans la salle des professeurs mon amie enseignante au lycée. Il fallait absolument que j’y sois avant 13h35, m’avait dit Ayșe hanim avant de me reconduire, car à 13h35, le lundi comme tous les autres jours de la semaine, un miracle a lieu au Lycée Tevfik Fikret. Un véritable miracle, et c’est à cela que je voulais en venir. Tous les jours de la semaine, toutes les semaines, tous les mois, dans toutes les classes, dans tout le lycée, à 13h35 une cloche retentit en douceur, un carillon que suit un silence quasi immédiat car commence alors le temps de lecture. Eh oui, au lycée Tevfik Fikret, tous les jours, tout le monde, élèves, professeurs comme membres de l’administration, tout le monde prend un livre, s’assoit et lit pendant vingt minutes. Cela m’a paru incroyable. J’ai voulu vérifier et je suis sorti de la salle des professeurs où les quelques enseignantes présentes s’étaient installées devant leur livre ; dans les couloirs le silence quasi absolu était bercé par de la musique classique que des hauts-parleurs diffusaient en sourdine.
J’allai de salle en salle et regardai par les hublots des portes de classe ; tout le monde, professeurs comme élèves, était absorbé dans sa lecture. Je poussai jusqu’au bureau de la directrice séparé du hall du premier étage par une baie vitrée. Ayse hanim lisait tranquillement derrière son bureau. En revenant, je croisai juste quelques personnes qui devaient avoir une bonne raison pour ne pas s’adonner ce jour-là au rituel du lycée Tevfik Fikret. Pendant vingt minutes, le lycée fut totalement silencieux. Chacun lisait ce qu’il voulait, dans la langue qu’il voulait, sans ordre ni programme imposé. Seul régnait le plaisir de lire tous ensemble, plaisir que rien, absolument rien ne vint perturber. Quelle merveille ! Cela n’avait rien à voir avec de la discipline, du bourrage de crâne, de la punition, mais avec le plaisir, l’intelligence et une belle gymnastique intellectuelle pratiquée par ces enfants du CP à la terminale. Quelle chance ils ont, me suis-je dit. Pendant toute leur scolarité au lycée Tevfik Fikret les élèves prennent l’habitude de lire tous les jours, tous les jours. Quel beau cadeau pour commencer dans la vie ! Se retrouver tous les jours de sa petite enfance avec des contes que lisent les maîtresses ou les maîtres, ou plus tard durant son enfance et son adolescence au contact des auteurs et des textes qui peuvent vous former, en lisant à son rythme, au gré de ses envies, de ses découvertes, des plaisirs partagés avec les uns ou les autres, entrer dans le monde de la BD ou de la littérature turque, française, russe, anglaise ou japonaise, lire, relire pour le plaisir, mais lire tout en sachant que ce plaisir très personnel est partagé par d’autres sans qu’ils viennent empiéter sur vos plates-bandes, lire dans une liberté totale sans que les textes soient choisis par une autorité quelconque, être le propre maître des ses choix. Mais, quel bonheur !
Je suis retourné à la salle des professeurs abasourdi par ce que je venais de vivre. Ce lycée turc et francophone donne en toute liberté à tous ceux qui ont la chance de le fréquenter, enfants comme adultes, la chance de ce partage, partage des cultures, des langues, des expériences intellectuelles, littéraires, artistiques qui passent par la lecture, et partage de ces moments de communion dans la quiétude et la sérénité de la lecture. Et j’ai compris pourquoi ces jeunes avec lesquels je parlais depuis ce matin étaient si ouverts, si apaisés, si peu blasés, si bien avec les adultes qui leur enseignent, certes, mais aussi partagent avec eux chaque jour le plaisir de la lecture. Alors j’ai demandé à Ayșe hanim d’où venait ce rituel ; elle m’a expliqué qu’une professeur des écoles en avait eu l’idée en 2001 et qu’ils l’avaient adoptée tant elle semblait bonne. Il avait fallu au début surmonter quelques obstacles et résistances, entre les parents des petits qui ne savaient pas lire et auxquels on fait la lecture, les grands qui obsédés par leur examen du bac pensaient perdre leur temps, et ceux pour qui lire n’était qu’une obligation dénuée de sens. En douceur, avec le pragmatisme et l’intelligence qui la caractérisent, elle a su faire vivre cette merveilleuse initiative et tout le monde chez Tevfik Fikret participe avec plaisir à ce temps de lecture.
Cela amène une réflexion et une suggestion. A ceux qui aiment à répéter que les Turcs ne peuvent faire partie de l’Europe car ils ne partagent pas nos valeurs, cette initiative apporte un démenti : les élèves du lycée Tevfik Fikret ne sont pas des enfants d’étrangers ; ce sont des Turcs, de tradition musulmane pour la grande majorité d’entre eux, et de culture universelle. Quelle différence avec nos enfants ? Comme eux, ils lisent Flaubert, Hugo, Shaekespeare, Giono, Deleuze ou Carrère, et eux, non parce que « c’était au programme », mais parce que cela leur parlait, qu’ils les avaient découverts par eux-mêmes et que cette longue et quotidienne pratique de la lecture les avait familiarisés avec l’intelligence, la poésie, l’émotion ou le raisonnement. Je me suis senti très proche de tous ces lecteurs quotidiens avec lesquels j’ai beaucoup plus à partager qu’avec nombre de soi-disant défenseurs de l’identité française.
Et la suggestion s’impose d’elle-même tellement elle est évidente. Madame la Ministre de l’Education, appelez Ayșe Bașçavușoglu, la directrice du lycée Tevfik Fikret (elle parle français comme vous et moi) et demandez-lui comment ce rituel tellement bénéfique a été mis en place, comment tous ceux qui ont la chance de fréquenter le lycée Tevfik Fikret font perdurer cette douce habitude de vivre en lisant tous les jours, demandez-lui comment les auteurs, les pensées et les émotions du monde entier pénètrent ces têtes plus ou moins jeunes, et surtout pour quels effets bénéfiques. Allez à Ankara, et rencontrez ces élèves, regardez les murs de ce lycée et voyez avec quelle liberté ils s’expriment. Vous apprécierez la générosité avec laquelle ces Turcs francophones et francophiles nous rendent joliment la monnaie de notre pièce.