Je travaille au Centre de Ressources pour les Femmes d’Arménie, grâce à la bourse du projet « Au-delà des Frontières » (սահմաններից վեր - Sınırları Aşıyoruz – Beyond Borders) de la Fondation Hrant Dink, bénéficiant du programme de normalisation des relations arméno-turques financé par l’Union Européenne et mis en place pour créer des liens civils entres les gens des deux pays. Donc effectivement je suis là pour mettre un visage, une voix, un regard curieux et un cœur bienveillant, sur l’image d’ennemi que les gouvernements turcs successifs continuent à alimenter en niant la réalité du génocide.
J’apprends l’arménien, cette langue qui me semble magique tant elle traduit toutes les expressions qui existent en turc, comme si nous étions finalement les seuls à pouvoir vraiment se comprendre les uns les autres. Je rejoins les cercles de danses traditionnelles dans lesquels j’apprends comment dansent les gens dans la région d’où mon arrière-grand-mère vient, Erzurum, et à propos d’où je découvre ici une quantité d’informations sur son folklore et son passé. Je comprends seulement maintenant que beaucoup de gens ont souffert à Erzurum, que la population Arménienne y était très élevée et que les massacres y ont été d’une violence rare. Erzurum, ou Garin, comme on dit ici, fut aussi un haut lieu du nationalisme Arménien et en Turquie on y parle des massacres de Turcs. Le résultat est que de part et d’autre les gens de là-bas se détestent comme si la haine s’était figée dans le temps. Pourtant, les gens qui me ressemblent le plus ici sont ceux qui me disent avoir des ascendants d’Erzurum ; eux aussi ont les yeux bleus effacés, le teint presque jaune. C’est une amie qui m’a racontée comment à Erzurum, son arrière-grand-père fut sauvé par une femme turque : « J’ai un fils qui a ton âge, et pour rien au monde je voudrais le voir mourir, viens te cacher ici ! »…
Et puis il y a l’étonnement, l’admiration, l’affection sans limite que je reçois des gens qui m’entourent, de mes nouveaux amis, des femmes avec qui je travaille dans cette organisation féministe de Yerevan, de celles pour qui je développe un programme de soutien psycho-social par des activités physiques que j’anime. Des gens qui m’écrivent pour me raconter leur histoire, « un voisin turc nous a prévenu, grâce à ça, toute ma famille a survécu. (…) Je sais que la jeunesse éduquée de nos deux pays trouvera le chemin du dialogue ». Ou ceux qui publiquement exposent leur passion pour la musique turque comme pour dire, « ne t’inquiète pas, ils auront affaire à moi si ça ne leur plaît pas ». Tant de portraits, d’images, de profils d’une Arménie diverse et multiple qui comme tout, ne peut être saisie ou décrite de manière simpliste.
Aujourd’hui c’est le 24 Avril 2015, à Yerevan. Et hier soir une scène gigantesque était montée sur la grande place de la République pour accueillir le groupe System of a Down, groupe de metal composé de musiciens américains d’origine arménienne. Malgré la pluie, les jeunes venus de tout le pays et même des pays voisins (sauf de Turquie et d’Azerbaïdjan avec lesquels les frontières sont malheureusement fermées) ont dansé comme des fous toute la nuit, comme pour conjurer le sort. Certains se sont indignés d’une telle euphorie le soir de la commémoration du grand désastre. Et pourtant ils ont raison, les jeunes, de danser et de vouloir piétiner un peu cette lourdeur, de la fouler du pied pour en secouer un peu la poussière, de froisser le pli repassé du malheur. Des gens ont mis des photos sur les réseaux sociaux de la foule déchaînée écrivant « ceci est l’Arménie, et ceux-ci sont des Arméniens », comme pour dire qu’il n’y a pas que des gens qui pleurent chez nous, que notre jeunesse aussi a envie de vivre, et pas que dans l’ombre des fantômes du génocide. Puis le lendemain, chacun est venu respectueusement déposer une fleur au monument du mémorial du génocide, sous la pluie encore, et dans le froid, comme paraît-il chaque année, Dieu aussi pleure, dit-on.
Hier matin, avec un groupe de journalistes venus de Turquie, nous avons eu la rare occasion de voir le musée du génocide rénové et dans lequel nous avons suivi les pas du directeur, Monsieur Demoyan ; il nous a patiemment raconté une partie de l’histoire de notre propre pays que nous, les Turcs, ignorions. La visite s’est terminée sur des photographies de manifestants après l’assassinat du journaliste arménien de Turquie, Hrant Dink ; des Turcs solidaires de leurs compatriotes Arméniens. Une image de Turquie qui donne de l’espoir. Et en dessous, une photographie du sinistre Ogün Samast, l’assassin posant avec un drapeau de la Turquie et entouré de policiers fiers. C’était comme de voir son linge sale exposé en public. Ça faisait honte. Nous avons écouté, puis nous sommes sortis avec la nausée, pour nous retrouver nez-à-nez avec le long pic gris du mémorial qui transperce le ciel comme un dard dans l’œil aveugle de l’humanité..
Le 22 Avril, pour l’occasion du Worlwide Reading Day, des gens dans plein de pays du monde ont lu un extrait du roman « Le Livre des Chuchotements » de Varujan Vosganian, l’extrait qui raconte comment, après être emporté dans le convoi de Çankırı, l’immense compositeur et ethnomusicologue Gomidas est finalement renvoyé à Istanbul à cause de la démence dans laquelle il sombre en voyant les monstruosités des massacres. En haut des marches du majestueux monument de la Cascade de Yerevan, là d’où on domine la ville ainsi qu’au loin et tellement près les montagnes d’Ararat qui sont restées en Turquie, une lecture fut organisée dans la salle de spectacles dont la scène domine une grande baie vitrée qui donne sur la ville et les montagnes sacrées..
En Turquie, à défaut de pouvoir faire plus concret, on fait beaucoup de concerts et de spectacles en pleins de langues différentes et avec des couleurs qui représentent les peuples du pays. Mais en Arménie, c’est une affaire sérieuse que de faire résonner la langue turque sur une scène de la capitale ; ça ouvre des nouvelles plaies dans les cœurs des gens, des vieux dont les mains tremblantes n’ont même plus la force d’être fâchées. Pourtant quelqu’un en a eu l’idée, « ça serait bien qu’on se mette à voir qu’il existe désormais une Turquie qui bravement reconnaît la douleur et le passé », une Turquie en quête de sa propre identité multiple et égalitaire. Et cette langue, on m’a demandé de la parler, le dos tourné à Ararat, mais de l’autre côté de la frontière cette fois-ci.
En m’approchant du microphone, mon cœur battait comme s’il voulait sortir de sa cage, j’avais peur de tous ces regards, de ne pas prendre le bon ton, - mais pour la première fois, sans le souci de devoir cacher mon léger accent français. De même que les jeunes Arméniens de la diaspora qui reviennent vivre en Arménie ont des manières et des façons occidentales, en Turquie aussi on a une histoire sociale, celle de l’immigration, qui donne à certain de drôles de mélanges. Pourquoi en avoir honte, l’existence de chacun représente finalement cette quantité d’histoires personnelles qui forment les communautés dans leur ensemble. Tout en tendant la main du cœur à une audience pendue à mes lèvres, vibrant au son de chaque résonance turque qui sortait de ma gorge sèche, j’affirmais mon appartenance à la Turquie en dépit de tous ces gens qui en Turquie et ailleurs (car les idées reçues n’ont pas besoin de passeport pour voyager) me pointent du doigt parce qu’ils ne savent pas me mettre dans les boîtes de leurs catégories identitaires. Aujourd’hui la Turque, c’est moi, celle qui fait pleurer de soulagement une vieille dame Arménienne assise au premier rang. Et l’Arménien, c’est toi, celui qui a envie de me raconter comment ta famille fut sauvée par des Turcs. Aujourd’hui, cent ans après, nous avons une voix.
En réalité je pensais pendant tout ce temps à mes amis Arméniens en Turquie et en France. Mon ami d’enfance à Paris qui est plus istanbuliote qu’aucun de mes ancêtres et qui n’a pas appris ni le turc ni l’arménien et qui dit « la Rue de Péra » pour parler d’Istiklal Caddesi. Je pensais à ma chère amie d’enfance, d’Ankara, qui porte le même prénom que moi, que je retrouvais tous les étés et qui m’envoyait des cartes de Noël me faisant ignorer que les autres Turcs ne recevaient pas de cadeaux sous un sapin en décembre. Ou encore à mon autre amie d’aujourd’hui qui est ma plus belle trouvaille de tous les recoins du monde et que j’ai emmenée par la main l’an dernier pour aller commémorer le génocide sur la place de Taksim parce qu’elle avait peur d’y aller seule.
Ces gens qui me regardaient le souffle retenu et les yeux humides n’ont pas idée de ce à quoi ressemble la souffrance chez nous, sèche, transparente et silencieuse. Qui se tait par peur ou par injustice certes, mais aussi parce que c’est ici, en Anatolie, que ces gens veulent continuer à vivre, veulent avoir leurs attaches. Peu importe ce que les gens se mettent sur le dos à Paris, le dernier cri demeurera à Cihangir, le coton poussera plus robuste à Adana, la partie de nardi ou de tavla (backgammon) sera plus excitante dans les rues de Diyarbakır. Ces gens qui me regardent sont étonnés car ils ignorent que beaucoup d’entre nous vivent encore en sœurs et en frères, dans la Turquie d’aujourd’hui. J’entends des « cette fille doit avoir du sang arménien, ce n’est pas possible ». Comme si ce n’était pas chez nous tous une coutume ancestrale que de parler mille langues en même temps, une coutume que les nationalismes ont tuée. Et des gens qui silencieusement viennent juste pleurer en m’enlaçant, « merci » du fond des yeux.
Certains aimeraient considérer mes amis arméniens de Turquie ou de France comme manquant à leur devoir identitaire. Tout comme d’autres qui me disent que je ne suis pas « vraiment » turque, m’accusant presque d’être un imposteur. Nous sommes tous quelque part et tel que nous sommes parce que nous avons une histoire, et l’histoire personnelle de chacun fait l’histoire de tous, multiple et contradictoire. Comme celles du génocide, où il arrive que même les méchants et les gentils s’échangent les rôles.
Pour moi, ces courageux amis arméniens qui m’accompagnent dans ma lecture en turc de la déportation de Gomidas en haut de la Cascade de Yerevan, sont comme des amoureux passionnés de la terre d’Anatolie. Même s’ils n’ont pas pu apprendre la langue, même exilés tout loin, même sans église, ils sont Arméniens, Anatoliens, turquifiés, islamisés peu importe, ils sont là et ils ont survécu.
Comme le journal Agos titre aujourd’hui ; « Nous n’oublierons pas et ensemble, nous marcherons ». En refusant les formatages identitaires réducteurs, parce que nous sommes des beaux monstres, déracinés, tus, aveuglés mais bien vivants. Oui, ça n’est qu’ensemble que nous marcherons.