Sous le soleil de juin, dans la Turquie d’aujourd’hui, loin des lumières d’Istanbul, dans un village perdu sur les bords de la Mer Noire, des jeunes filles, aux cheveux démesurément longs qui volent sur la brise comme autant de crinières de juments sauvages, jouent dans l’eau avec un groupe de garçons : jeux innocents de fin de l’enfance, d’éclaboussures et de rires. Les filles – Sonay, Selma, Ece, Nur, et Lale, cinq sœurs plus ravissantes les unes que les autres qui ont entre 12 et 17 ans et qui sont élevées par leur grand-mère depuis la mort de leurs parents - finissent par rentrer chez elles où les attend la vieille femme furax. Accusées par une voisine de s’être « branlées sur la nuque des garçons », les filles – par leur comportement ahlaksiz, c’est-à-dire « sans morale » – viennent de jeter l’opprobre sur la famille.
Le récit d’un combat de femmes dans la forteresse patriarcale
Pour remettre de l’ordre dans le gynécée dévergondé, leur oncle, Erol, homme à la moustache épaisse et à l’autoritarisme patriarcal, s’installe dans la famille. La maison devient alors petit à petit, avec la complicité des femmes – tantes, grand-mère et voisines - une « usine à fabriquer des épouses ». Après s’être assurée qu’elles sont encore bonnes à marier avec un test de virginité, la famille s’ouvre aux prétendants qui défilent et aux tutrices qui apprennent aux filles avec beaucoup de sérieux à faire des manti, des börek, à servir le thé, à laver les vitres ou encore à rembourrer des couettes.
Déscolarisées, enfermées derrière les murs d’une maison qui devient au fur et à mesure du film une forteresse où les murs s’épaississent et les fenêtres se grillagent, les sœurs – solidaires et rebelles – développent des stratégies de vie puis de survie bouleversantes d’énergie et de lumière : elles n’iront plus à la mer ? Eh bien qu’à cela ne tienne, leur chambre devient une piscine géante faite de couette et de plongeoir en oreillers ; on leur interdit de sortir ? Elles apprendront à dévaler les gouttières la nuit ou à élargir les trous des murs extérieurs pour s’y faufiler ; on leur coud des « robes couleur de merde » pour cacher leur corps pécheurs ? Elles en font des jupes fendues.
Dans un systématisme jouissif, les contraintes et corvées imposées par les adultes garants du regard social et du monde patriarcal comme il va, sont détournées au profit d’une sensualité féminine irrépressible, sublimée par la caméra de Deniz Gamze Ergüven. Aucun mur, aucune « correction » ne semble pouvoir attacher les Mustangs lancés au galop qu’elles sont.
La tragédie des femmes turques à la lumière adolescente
Mais le système séculaire de la domination masculine n’en est pas à son premier coup d’essai ; et de pellicule pastel sur l’adolescence, le film se mue en tragédie en cinq actes comme autant de sœurs mises au pli, dans une tension progressive remarquablement orchestrée. Le film gagne ainsi en épaisseur et en force : la rébellion primesautière ne tarde donc pas à virer au drame pour donner dans la fable apocalyptique.
En effet, à chaque disparition de sœur mariée, l’étau se resserre sur celles qui restent et la tension monte. Le voile rouge du mariage qui tombe un à un sur les têtes des jeunes femmes, comme autant de cadenas à leur sensualité, conduit à l’explosion de la fratrie comparée par certains critiques à une « hydre à cinq têtes ». Mais si la cérémonie des noces, avec ses klaxons et sa fausse joie, est répétée jusqu’à l’écœurement, la question du mariage est traitée avec nuance, ce qui est d’ailleurs l’une des forces du film qui ne tombe jamais dans la caricature. Ainsi, si l’aînée des sœurs trouvera dans le mariage une forme de libération puisqu’elle épouse celui qu’elle aime, la cadette se laissera noyer sous un mariage arrangé avec un époux « qui n’est guère romantique » ; la troisième trouvera une échappatoire plus expéditive, quand les deux dernières surprendront par leur ingéniosité nourrie à la révolte et au refus, révélant ainsi la prodigieuse Günes Sansoy, actrice de 13 ans, qui incarne la plus jeune des sœurs, Lale, incroyable petite sauvageonne porteuse du feu de la révolte et de la détermination à s’en sortir.
Une dénonciation en règle de l’hypocrisie sociale
Hymne à la révolte des femmes, présentées – une fois n’est pas coutume- non pas seulement comme des victimes mais comme des êtres agissants qui ne subissent pas passivement leur condition même si elles ne peuvent pas toujours y échapper, le film dénonce aussi avec force l’hypocrisie sociale qui entoure la « mise au mariage » des femmes dans la société turque et tout ce qui va avec – la question de la virginité, l’honneur des familles. Les filles sont vierges mais ont trouvé bien des subterfuges pour déjà goûter aux joies de l’amour, l’oncle est gardien de la morale sauf pour lui-même lorsqu’il visite la chambre de ses nièces la nuit…
Le film soulève également la question féministe, de façon originale, à travers le combat des sœurs bien sûr mais aussi à travers celle de la responsabilité des femmes dans l’ordre patriarcal. Les femmes du village – grand-mère, tantes et voisines – orchestrent en effet avec un acharnement suspect l’enfermement des jeunes filles ; elles sont les marieuses, les calomnieuses et sont finalement montrées comme les meilleures complices de leur aliénation.
Avec beaucoup de finesse et de force dans la mise en scène, Deniz Gamze Ergüven signe donc un premier film remarquable qui allie réalisme social et pouvoir de la fable ; un film qui propose une vraie vision sur la condition des femmes, sur l’évolution de la jeunesse en Turquie, et finalement sur la société turque elle-même tiraillée entre le désir d’émancipation qui pousse comme une sève et le poids des traditions qui maintient les arbres dans leur terreau séculaire.
Par Inès Salas, octobre 2015.
Mustang, drame réalisé en 2015 par Deniz Gamze Ergüven
Avec Günes Nehize Sensoy , Doga Zeynep Doguslu , Tugba Sunguroglu ...
Date de sortie : 17 juin 2015.