Malheureusement les reliques du Saint patron sont aujourd’hui loin de Demre. Volées par des marchands italiens en 1087, elles ont été inhumées dans une église de Bari en Italie, où elles n’auraient cessé de générer des miracles, en particulier la fameuse résurrection de trois enfants tués par un boucher, immortalisée par des récits et une chanson célèbres. Une phalange de Saint-Nicolas parvint même en Lorraine, à Port, et y justifia l’édification au XVe siècle de la Basilique de Saint-Nicolas de Port. Ceci explique que Saint-Nicolas soit devenu le Saint patron de la Lorraine, avant de voir son culte se répandre en Allemagne, où le 6 décembre est la fête des commerçants et des boulangers. Cette fête devint également la fête des enfants, le bon Saint-Nicolas passant dans les maisons pour leur apporter des fruits secs, des friandises et des cadeaux.
Le culte de Saint-Nicolas est donc probablement à l’origine de la légende du Père Noël, qui s’est imposée à partir du XIXe siècle en Europe du nord, aux Etats-Unis et finalement en France. Le Santa Claus américain serait une déformation de Sinterklaas, signifiant Saint-Nicolas en néerlandais. Toutefois, dès le Moyen-Âge, l’appel à la rescousse du bon Saint-Nicolas a permis de contrer la survivance d’usages païens, celtes ou scandinaves, qui célébraient par des cadeaux et réjouissances variées le cœur de l’hiver et le début du rallongement des jours dans l’année. La figure du Père Noël, qui descend dans les cheminées pour apporter des cadeaux, contribue néanmoins fortement de nos jours à la laïcisation de la fête de Noël, voire à sa mondialisation. Même si le culte du Père Noël reste principalement célébré dans les pays chrétiens, il s’est indiscutablement internationalisé : l’homme à barbe blanche troque son traineau pour un voilier ou une planche de surf sous certaines latitudes, et il est désormais le bienvenu dans nombre de magasins d’Istanbul, à plus forte raison parce qu’on rappelle qu’il est en fait… une figure nationale.
En tout cas, dans sa plaidoirie pour le retour du Père Noël en Turquie, notre professeur d’Antalya s’est défendu d’avoir de quelconques visées commerciales, en particulier touristiques, pour la bonne ville de Demre. Il ne s’agirait là, a-t-il expliqué, que d’un « vœu d’humanité » qui transcenderait d’ailleurs les origines chrétiennes du culte du Père Noël. Car le professeur Nevzat Çevik n’a pas hésité à dire que Saint Nicolas était « important aussi pour le monde musulman bien qu’il ait vécu à une époque préislamique ». Selon lui, le Saint patron a voulu développer le christianisme « qui est une religion révélée. »
Ces propos corroborent les messages particulièrement consensuels et conviviaux adressés cette année par les autorités turques aux chrétiens de Turquie et du reste du monde, à l’occasion de Noël. Abdullah Gül en particulier a célébré pour l’occasion « des valeurs communes, qui ont toujours été en vigueur en Anatolie, berceau d’une civilisation qui a accueilli les différentes religions à travers l’histoire. » Le président de la République a encore expliqué que « l’esprit de la fête de Noël renforçait aujourd’hui l’unité nationale et la solidarité, d’Istanbul à Mardin, d’Izmir au Hatay. » Pour sa part, le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdoğan, a tenu des propos similaires, faisant allusion à « une tradition qui a perçu les différences comme une richesse. »
Pourtant, cher lecteur, au-delà de ces réjouissances, il faut bien faire un peu de politique… et relever que, dans le contexte actuel, cette revendication du retour à Demre des reliques de Saint-Nicolas, risque aussi de rappeler un contentieux qui oppose régulièrement la Turquie à de grands musées européens. Le « héros » de ce combat est l’actuel ministre de la culture, Ertuğrul Günay (photo à droite), ancienne étoile montante du CHP, emprisonné après le coup d’Etat de 1980, candidat malheureux aux municipales à Istanbul face à Recep Tayyip Erdoğan en 1994, qui est passé avec armes et bagages à l’AKP en 2007, et qui depuis préside aux destinées culturels de son pays. En effet, Günay n’a cessé, ces dernières années, de demander aux grands musées européens le retour de vestiges et d’objets, non seulement ottomans ou seldjoukides, mais aussi antiques, trouvés sur le territoire actuel de la Turquie, parce qu’ils auraient été acquis dans des conditions de légalité douteuses, à l’époque ottomane. La démarche n’est certes pas totalement nouvelle et génère un débat international bien connu. Toutefois, force est de constater que le ministre turc, loin de se contenter de la condamnation morale habituelle des pillages réalisées par les puissances occidentales au Proche-Orient dans le passé, a lancé une véritable stratégie pour promouvoir un retour dans leur pays d’origine de maints objets merveilleux qui peuplent les rayonnages des grands musées occidentaux. Outre un acharnement à recenser et à demander des explications sur l’origine des acquisitions de tel ou tel musée, le ministre donne à ses initiatives une dimension régionale, puisque la Turquie coopère parallèlement avec ses voisins, victimes de spoliations similaires, et passe des accords avec eux pour encourager une revendication conjointe.
La démarche du ministre inquiète d’autant plus les instances culturelles des pays occidentaux, et notamment leurs musées, que la Turquie a changé de statut sur les plans économique et politique. Le fait qu’elle ait été jusqu’aux dernières décennies regardé comme un pays politiquement instable et économiquement en voie de développement, a justifié pendant longtemps, à tort ou à raison, l’idée qu’elle ne pouvait prendre soin de façon satisfaisante de tous les legs de son histoire et que ces derniers étaient plus en sécurité, et mieux entretenus, sous d’autres latitudes. Tout le problème est que désormais cet argumentaire a pris du plomb dans l’aile… Devenue 16e PIB mondial, la Turquie qui ne cesse de lancer de grands projets d’équipement (autoroutes, aéroports, ponts…), a aussi de l’argent pour sa culture, peut-être plus d’ailleurs que certains pays européens qui, frappés par la crise des dettes souveraines, peinent à entretenir leur patrimoine culturel. Etuğrul Günay rappelle notamment qu’au cours des cinq dernières années, il a inauguré dix nouveaux musées dans son pays et que, dans ses tiroirs, il a près d’une vingtaine de projets pour en créer d’autres. A cela il faut ajouter que deux tiers des fouilles conduites en Turquie le sont actuellement par des instances nationales, et par ailleurs que le gouvernement et les municipalités ne cessent de restaurer les édifices et les monuments qui font la richesse du patrimoine de ce pays. La culture affecte même la coopération internationale, la Turquie ayant notamment engagé de nombreuses opérations de sauvegarde et de réhabilitation du patrimoine ottoman dans les Balkans.
Face à l’attitude insistante du ministre turc de la culture, certains responsables de musées, voire certains journalistes, dénoncent le comportement arrogant d’un pays qui s’appuierait avant tout sur sa nouvelle richesse pour formuler des revendications non dénuées d’arrières pensées touristiques. En revanche, côté turc, cette stratégie est ressentie comme la conséquence même et l’atout d’un développement vécu au cours des dernières années : dès lors qu’un pays dispose des moyens économiques, mais aussi humains, pour s’assigner une politique culturelle ambitieuse, pourquoi ne serait-il pas fondé à gérer ses propres richesses et notamment à demander le retour de celles dont il a été indûment privé ? Ce désir, perçu comme un peu utopique au départ, inquiète maintenant de façon persistante les grands musées occidentaux…
Pour en revenir à la revendication du retour des reliques de Santa Claus à Demre, il faut convenir qu’elle est d’une nature et d’une portée différentes, n’émanant pour l’instant que d’un universitaire et non d’autorités officielles. Mais il est tentant d’imaginer qu’en acquérant un tour résolument universaliste, ce projet pourrait prendre une tout autre dimension : celle d’un engagement de la Turquie contemporaine en faveur de la reconnaissance d’une diversité, qui n’a pas toujours été acceptée facilement par le passé. Cela pourrait même conduite à ce qu’un jour, Nicolas de Myra/Demre, après avoir déposé des cadeaux dans les souliers des enfants à Noël, leur apporte des friandises pour le Şeker Bayramı. En cette fin d’année, cher lecteur, laissez-moi encore un peu… croire au Père Noël.