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Lettre de Soner Yalçin, journaliste turc en prison.

lundi 29 octobre 2012, par Sébastien de Courtois, Söner Yalçin

Liberté et démocratie

En Turquie, la liberté de la presse est en danger. Le pays détient un triste record : celui du nombre de journaliste arrêtés : 76 journalistes et distributeurs de presse en prison, soit la moitié du contingent mondial des journalistes détenus. Ce nombre dépasserait la Chine pour ce triste palmarès. La majorité sont des Kurdes accusés de « collusion avec une entreprise terroriste », d’autres sont des militants turcs de la démocratie et des libertés fondamentales.

Parmi eux, le cas de Söner Yalçin retient particulièrement notre attention. Il est le fondateur d’un site internet appelé « OdaTV » qui pourfend la politique gouvernementale de l’AKP au pouvoir depuis 2002, par Recep Tayyip Erdogan. OdaTv dénonce la corruption, l’accaparement d’une économie par une oligarchie, l’influence des partis religieux et les atteintes répétées à la liberté d’expression. Pour lui, la Turquie s’enfonce dans l’obscurantisme, loin de la vision « démocratique » qui et prônée et vendue aux médias étrangers.

Söner Yalçin est accusé de « complicité de complot » pour déstabiliser le gouvernement. Les preuves avancées contre lui ne sont que des bribes de conversations téléphoniques, des documents « secret défense » placé à son insu sur des ordinateurs. Le cas doit être jugé le 16 novembre prochain. Des comités de défense se sont mis en place, en parallèle d’une solidarité internationale. Des médias en France ont décidé de le soutenir, comme d’autres pays en Europe pour les autres journalistes. Reporter sans frontières et l’Association européenne des journalistes, suivent son dossier.

Il nous écrit de sa cellule, un témoignage bouleversant.

Lettre de Soner Yalçin, un journaliste turc en prison.

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Soner Yalçın, journaliste turc en prison

« Vous êtes mon complice en crime…

Y a-t-il quelqu’un dehors ?

J’écris de ma cellule où la lumière reste allumée 24 heures sur 24, où les coupures d’eau durent 17 heures, et où je suis surveillé constamment par deux caméras. Pour tenir, je me répète à voix haute ces mots : Y a-t-il quelqu’un dehors ?

Je suis détenu depuis deux ans dans l’attente d’un procès dans la prison de Silivri à Istanbul. Je ne sais pas combien de temps la procédure va encore durer, mais je sens déjà que je suis condamné à être oublié. Tout cela parce que j’ai commis une faute majeure, celle de penser et d’être journaliste.

Je m’appelle Soner Yalçin. J’ai 47 ans et je suis journaliste depuis 25 ans. Je collabore ou dirige des supports médiatiques en Turquie depuis toutes ces années, dans la presse ou à la télévision. J’étais entre autres l’un des chroniqueurs du grand quotidien Hürriyet, “Liberté”. J’ai écrit douze livres, dont beaucoup se sont vendus à plus de cent mille exemplaires. Je suis le propriétaire et fondateur d’un site Internet qui s’appelle “OdaTV.com”. Pendant toute ma vie professionnelle, j’ai enquêté sur l’histoire récente de mon pays, écrit sans répit sur les meurtres irrésolus de personnalités politiques ou journalistiques, sur les mafias, les gangs, les organisations illégales agissant à l’intérieur de l’État, et les factions religieuses extrémistes.

J’ai reçu des menaces de mort à cause de mes textes et articles. J’ai dû me cacher pendant des mois tout en continuant à dire la vérité.

J’ai témoigné devant la cour européenne des droits de l’Homme et des commissions de l’Assemblée nationale turque qui enquêtaient sur les liens entre la mafia et le gouvernement.

À part des associations professionnelles de journalistes, je n’ai jamais été membre d’un parti politique ou d’une quelconque organisation. Je suis reconnu comme journaliste indépendant et non comme militant.

Malgré tout cela, je croupis en prison parce que je suis accusé d’être membre d’une organisation “terroriste” appelée “Ergenekon”, avec laquelle je n’ai rien à voir. Les procédures ne sont toujours pas achevées après cinq ans d’instruction.

Qu’ont-ils comme preuve contre moi ? Des documents classés “secret défense” soit disant découverts sur les ordinateurs d’OdaTV en format Word. Ces documents ne nous appartiennent pas. Ils ont été sciemment placé-là par un virus extérieur. Nous l’avons prouvé avec mes avocats par une série d’expertises : celles de trois universités turques différentes et d’une société américaine spécialisée dans le “cyber-crime”. Nous pensons qu’une organisation religieuse associée aux services de police se trouve derrière cette machination.

En fait, les 134 pages de mes interrogatoires révèlent bien ce qui est le sujet de cette procédure à mon encontre : Le mot “information” est répété 361 fois dans l’acte d’accusation, “livre/écriture” 280 fois, “chronique” 53 fois, “interview” 26 fois et le mot “article” 5 fois ! Il n’y a aucune mention d’arme, de bombe ou de meurtre dans cet acte. Durant mes interrogatoires, les seules questions que le juge m’a demandées étaient : “Pourquoi avez vous écrit sur ce sujet ?” “Pourquoi avez publié cet entretien ?” Rien d’autre.

Voici mon crime, ma faute : poser des questions, chercher la vérité et écrire. En d’autres termes, mon erreur fut de faire mon travail.

Mes confrères et consœurs de Turquie savent très bien que j’ai été mis en prison pour me faire taire. Malgré cela, la plupart d’entre eux savent que s’ils écrivent à ce propos, ils risquent d’être renvoyés ou même arrêtés à leur tour. C’est pourquoi je vous écris cette lettre. Dans mon pays, les opinions sont toujours perçues comme un acte de malveillance.

Je vous écris cette lettre car vous êtes mon “partenaire en crime”.

Nous avons appris de vous les Lumières, la liberté d’expression et le rationalisme.

N’êtes-vous pas Erasme, Descartes, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, David Hume, Kant, Marx, Webber, Sartre et Camus ?

N’êtes-vous pas Zola qui est resté aux côtés de Dreyfus ?

Chers amis,

Oui, vous êtes bien mes partenaires en crime. Je vous invite à agir. Montrez s’il vous plait que je ne suis pas seul et que je vais pas être oublié. Soyez ma voix, soyez ma plume ! Abattez ces murs construits sur le mensonge.

Autrement, dans ma prison, cette cellule étroite où j’ai été placé en isolement pour me faire perdre ma dignité humaine, je cherche la terre, le ciel, les fleurs, les arbres, et mon fils qui a maintenant douze ans.

Je vais continuer à dire à voix haute : Y a-t-il quelqu’un dehors ? »

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Sources


Lettre transmise par Halide Didem
Traduction : Sébastien de Courtois.

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