La justice turque a plusieurs temps de retard sur l’évolution de la société. Le gigantesque procès dit « KCK » (Kürdistan Topluluklar Birliği) qui met en cause des centaines de personnes, journalistes, intellectuels, étudiants, militants, élus et plus récemment avocats, s’est poursuivi du 4 au 8 février devant la 15e Cour pénale d’Istanbul, siégeant à la « cité judiciaire » de Silivri, à 80 km d’Istanbul. Il s’agissait de juger 46 journalistes dont 14 comparaissaient libres, la plupart des autres étant emprisonnés à Silivri et à la prison pour femmes de Bakırköy.
La justice est en retard car elle refuse de tenir compte, dans ce processus judiciaire, de deux évolutions majeures que la Turquie a connues entre la vague d’arrestations de journalistes, en décembre 2011, et cette session de février 2013. Tout d’abord, en novembre 2012, des pourparlers discrets ont été engagés entre le leader kurde Abdullah Öcalan, prisonnier à Imralı, et des représentants du pouvoir ; un chemin vers la paix, un espoir ont été ouverts, et c’est peut-être pour briser cet espoir qu’à Paris Sakine Cansız, cadre dirigeante du PKK et deux autres militantes ont été assassinées. L’autre changement est inscrit dans la loi : le 24 janvier 2013, l’Assemblée nationale turque a adopté une loi qui autorise les justiciables à se défendre dans leur langue maternelle devant les tribunaux.
Alors que le processus de paix est engagé depuis près de trois mois, et que l’usage de la langue kurde dans les tribunaux est maintenant reconnu, au nom de quelle logique maintient-on en prison des centaines de personnes qui n’ont fait que devancer un processus reconnu par le pouvoir, et pourquoi interdit-on à ces personnes de se défendre dans leur langue maternelle, le kurde ?
C’est sur ce retard de la machine judiciaire par rapport à l’avancée de la société, sur la mauvaise volonté des juges à tenir compte de l’évolution de la prise en compte de la question kurde par le pouvoir, que les avocats des journalistes inculpés ont plaidé. Les procès politiques que connaît la Turquie depuis deux ans sont en porte-à-faux par rapport à la société et même par rapport au pouvoir politique.
La session qui s’est ouverte le 4 février était considérée par beaucoup comme un test sur les intentions et la bonne volonté du pouvoir. Rappelons que cette affaire a commencéle 20 décembre 2011 par des descentes de police coordonnées, sur requête de la 9eCour pénale d’Istanbul. Les locaux du quotidien Özgür Gündem, de l’agence de presse Dicle (DIHA), de la revue Demokratik Modernite, ainsi que des bureaux de l’agence de presse Etkin et de l’entreprise de distribution de presse Fırat ont été passés au peigne fin. Certains des journalistes ont été arrêtés, au petit matin, à leurs domiciles, qui ont été systématiquement perquisitionnés. Partout où elle a pénétré, la police a mis la main sur les documents disponibles, les ordinateurs, disques durs, clés USB, téléphones portables, etc. Le 10 septembre 2012, lors du début du premier procès, quatre journalistes ont été élargis.
L’acte d’accusation de près de 800 pages fait état de délits d’ « entreprise de nature à nuire à l’image de l’État », de « diffusion de nouvelles propres à porter préjudice à l’État turc », de « propagande pour un mouvement politique ». Une journaliste est même accusée d’ « insulte à la nation turque » parce qu’une clé USB trouvée dans son bureau contenait des citations de Voltaire... Les conversations téléphoniques, le contenu des agendas, des carnets d’adresses « prouvent » aux yeux de la justice que les accusés ont des liens avec le terrorisme. En ce qui concerne les agissement ou prétendus agissements des accusés, l’acte se fonde sur des « témoignages anonymes » ; l’anonymat, officiellement, est destiné à protéger les témoins d’éventuelles représailles, mais il rend les témoignages incontrôlables par la défense ; ils sont souvent, en fait, de simples dénonciations d’indicateurs.
La seule chose que prouve réellement cet acte d’accusation c’est qu’il est interdit d’enquêter sur les mouvements d’opposition une fois que ceux-ci sont qualifiés de « terroristes », puisque pour faire son travail, tout journaliste doit bien avoir des contacts avec les intéressés... à moins qu’il ne se contente de faire ses reportages à partir des communiqués de l’armée et de la Sûreté, ou en tant que journaliste dans le sud-est...
- La « cité judiciaire » de Silivri, une prison d’un kilomètre carré...
- (capture d’image satellitaire Google Earth)
Ce 4 février à Silivri, 46 journalistes comparaissaient, dont 32 sont toujours détenus. Des députés du BDP (Sebahat Tuncel, Levent Tüzel, Ertuğrul Kürkçü), du CHP (Melda Onur, Veli Ağbaba, İlhan Cihaner), l’écrivaine Berrin Karakaş et le chanteur kurde alévi Ferhat Tunç étaient présents.
Dès le début les avocats ont fait porter le débat sur l’usage de la langue kurde. En s’appuyant sur le code de procédure pénale, l’avocat S. Zincir a demandé un interprète kurde : « Jusqu’à présent nous, les avocats, avons traduit les propos tenus en kurde, mais ce n’est pas notre rôle, nous devons nous consacrer uniquement à la défense. Une traduction simultanée en kurde, et pour les Kurdes, introduirait une atmosphère apaisée dans le tribunal ».
Puis il a été procédé à la poursuite de la lecture de l’acte d’accusation. A nouveau on a prétendu que des conversations téléphoniques dans le cadre d’un travail journalistique « prouvaient » la participation des journalistes concernés à des « actes commis par des organisations [illégales] ». Les propos du procureur concernant certains des accusés, et les différents exemples fournis par l’acte d’accusation, ont provoqué des ricanements dans la salle d’audience.
A l’issue de cette séance Hasip Kaplan, député BDP de Sırnak, a protesté contre le contenu de l’acte d’accusation, « basé sur des dénonciations aussi fausses qu’anonymes, de simples copiés-collés. Les écrits des journalistes, et même des chants, des poèmes, des reportages sont considérés comme des preuves pour l’accusation. J’étais avocat au moment du coup d’État du 12 septembre 1980 », a poursuivi Kaplan : « A cette époque, on infligeait des peines allant jusqu’à 700 ans de prison ! Mais au moins on en donnait la raison. La presse turque n’a jamais connu une époque aussi répressive que celle que nous connaissons, même lors des coups d’État ».
Des membres de la Plateforme « Liberté pour les journalistes », de la Société des journalistes de Turquie (Türkiye Gazeteciler Cemiyeti, TGC), du Syndicat des journalistes de Turquie, de Reporters sans frontières et de la Fédération des journalistes européens (EFJ) ont tenu une conférence de presse devant le tribunal.
Le représentant de Reporters sans frontières a rappelé que la Turquie est actuellement au 154e rang mondial (sur 179) en ce qui concerne la liberté de la presse [elle était au 148e rang en 2011, au 138e en 2010, et au 98e en 2005]. « Désormais, la Turquie est un pays qui emprisonne les journalistes et nous devons la sortir de cette situation honteuse ».
Le président d’EFJ, Arne König, a déclaré que la Turquie ne peut pas se payer le luxe de perdre le combat qui est engagé, car « la liberté des journalistes turcs, c’est la liberté des journalistes européens et du monde entier. [Les dirigeants] veulent fournir au public de l’information préparée par leurs soins, leur dire quels programmes ils doivent regarder sur quelle chaine de télévision. C’est contre cela que nous luttons ».
Chaque mois, A. König vient en Turquie en espérant observer des faits positifs, mais rien ne vient. En rappelant que ce combat doit obtenir le soutien des parlementaires de l’Europe et du monde entier, il a souligné que désormais il faut trouver d’autres moyens de lutte. « Si l’on considère comme preuve d’un crime ou d’un délit des rencontres entre un journaliste et un éditeur, cela signifie que le métier de journaliste n’existe plus. Nous devons nous battre pour notre métier ».
Erol Ekinci, président du syndicat DISK a notamment déclaré : « Ce pouvoir cherche à contrôler tout et tous, corps et âmes. Il n’y a pas que les hommes qui deviennent malades ; les institutions, les gouvernements, les États aussi ont la fièvre. Si ce genre de mesure pathologique que nous vivons sous le pouvoir de l’AKP n’est pas du fascisme, c’est au moins du vandalisme d’État ».
Évoquant les peines de 8 à 10 ans de prison requises voici quelques années à l’encontre de jeunes qui ne faisaient que réclamer la gratuité de l’enseignement, Arne König a commenté : « Si la société doit s’ ’habituer’ à ce genre de choses, c’est effrayant. Effrayant, parce que la liberté de pensée est détruite avant même qu’elle ne puisse s’exprimer ! Effrayant, parce qu’un syndicat ne peut plus rechercher un appui dans l’opinion publique pour soutenir ses membres victimes d’une injustice ! Effrayant, car nous savons bien où mène cet état de choses ! ».
Le 7 février, les avocats se sont à nouveau battus pour que l’acte d’accusation soit lu dans la « langue maternelle » des accusés. Cette demande a été rejetée ; les avocats ont annoncé qu’ils allaient la renouveler à l’audience du lendemain 8 février, et qu’ils allaient demander l’élargissement de leurs clients. On a procédé à la lecture des passages de l’acte d’accusation concernant la journaliste Zeynep Kuray, à qui il est reproché de vouloir, dans le cadre de ses articles sur les violations des droits humains en Turquie, « mettre l’État en difficulté » et d’ « encourager les citoyens kurdes à passer à l’action ».
L’audience suivante a été marquée par le refus du président de laisser entrer dans la salle d’audience la petite fille (9 mois) d’un des accusés, sous prétexte du « trouble » que des cris de nouveau-né pourraient apporter à la séance, en particulier pour l’enregistrement des débats... la petite fille avait pu voir son père lors des audiences précédentes.
Lors de cette audience, les avocats ont porté l’accent sur le fait que le tribunal est en porte-à-faux avec l’évolution récente du problème kurde et de la législation concernant la langue : « Dans ce tribunal, a déclaré l’avocat Eren Keskin, on juge des journalistes parce qu’ils donnent des informations sur une géographie interdite. L’acte d’accusation fonde l’allégation de ’liens avec une organisation’, d’ ’activité en lien avec une organisation’, sur leurs déplacements en Kurdistan irakien. Et où iraient-ils, dès lors qu’ils veulent rendre compte de faits qu’on veut laisser dans l’ombre ? En ce qui concerne la défense dans la langue maternelle, la loi a changé. Mais le tribunal ne se montre pas très courageux [dans l’application de la réforme] ».
L’avocat Ercan Kanar a demandé au tribunal de se placer dans le contexte du processus de paix qui est en cours : « L’acte d’accusation reproche aux journalistes de laisser entendre qu’Abdullah Öcalan est un interlocuteur [dans le processus de paix]. Le premier ministre Erdogan dit la même chose ! Mais les journalistes, eux, sont inculpés. Dans l’histoire des conflits qui se sont déroulés dans le monde, c’est souvent la justice elle-même qui a ouvert les portes du processus de pacification. Ce que nous vous demandons, pas seulement en tant que défenseurs, mais en tant que membres de la société, c’est que vous mettiez la pratique judiciaire en conformité avec le principe d’égalité entre les langues, et que vous participiez au processus de paix ».
L’avocat Tamer Dogan a déclaré que les journalistes inculpés dans ce procès sont emprisonnés parce qu’ils ont pratiqué un journalisme libre dans un contexte de répression de la liberté d’expression. « Les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire sont dans une seule main. Le seul domaine où les citoyens peuvent respirer librement, c’est la presse et les médias. Toutefois nous savons que 90 % des médias sont sous le contrôle du pouvoir. Aussi en Turquie, la liberté d’expression est limitée par la censure et l’auto-censure, et les journalistes ne peuvent écrire librement : la preuve en est que les journalistes libres sont en prison. Ici, c’est la presse libre qu’on juge, mais elle est emprisonnée ».
Dans l’ensemble, la défense a qualifié l’acte d’accusation de « calomnieux », son contenu « fabriqué », « politique », voire « comique » - ce qui a valu aux avocats une inculpation pour « insulte à la justice ».
Mais la session s’est terminée par le rejet de la demande d’interprètes par le procureur Isık, qui a également repoussé les demandes de libération, « en raison de la gravité des faits reprochés, des risques de fuite et de l’impossibilité de mettre en place un contrôle judiciaire suffisant ».
Toutefois le tribunal a accordé la liberté conditionnelle à sept accusés, avec interdiction de quitter le territoire national : İsmail Yıldız, Pervin Yerlikaya, Zuhal Tekiner, Ziya Çiçekçi, Çağdaş Kaplan, Ömer Çiftçi, Saffet Orman, qui désormais comparaîtront libres.
La prochaine session du procès se tiendra du 22 au 26 avril. Entre-temps, du 4 au 15 mars, une nouvelle « fournée » sera jugée, dont la traductrice Ayse Berktay.