Ce nouveau blog consacré à Pınar Selek est le résultat d’une urgence. Je veux par là que tous les démocrates préoccupés par la situation en Turquie et l’affaire Pınar Selek puissent trouver plus facilement les textes que j’avais publiés sur l’affaire.
- Pınar Selek à Strasbourg en mars 2011
- (Photo Etienne Copeaux)
Je relisais récemment le dernier article de Hrant Dink, journaliste et écrivain arménien d’Istanbul assassiné le 19 janvier 2007, article paru précisément le jour de sa mort dans le périodique arméno-turc Agos [1]. « Pourquoi m’ont-ils pris pour cible ? » s’interrogeait Hrant Dink. Le 6 février 2004, il avait publié dans Agos un article sur Sabiha Gökçen, la fille adoptive d’Atatürk, qui aurait été, probablement, une arménienne passée par l’orphelinat. L’article avait valu à Hrant des réactions très vives, comme on s’en doute, surtout de la part de l’État-major.
Le 23 février 2004, Hrant avait été convoqué par un adjoint du préfet d’Istanbul qui l’avertit : « Vous le savez bien, les rues sont remplies de toutes sortes d’énergumènes. Voilà pourquoi je vous dis qu’il faudrait faire un peu plus attention lorsque vous divulguez ce genre d’information ».
Par la voix du fonctionnaire, l’État avouait qu’il laisse faire ses basses œuvres par lesdits « énergumènes », puis s’en lave les mains. Les « énergumènes » sont régulièrement alertés par les médias, la presse-poubelle, sur les « traîtres à la nation turque » désignés à la vindicte. Dans ce cas précis, ils se sont sentis couverts par le message de l’État-major qui disait : « De quelque bord que l’on soit, c’est un délit contre l’intégrité nationale et la paix sociale que d’ouvrir un débat sur un tel symbole ».
La nature du délit était formulée par l’État-major, le réquisitoire prononcé par l’adjoint du préfet, la sentence annoncée par un autre fonctionnaire présent ce jour-là qui avertit durement Hrant « des possibles réactions que [ses] articles pourraient susciter ».
Les exécuteurs de la sentence se sont très vite découverts ; des militants d’extrême-droite (ülkücü) sont venus manifester le 26 février 2004 devant le siège d’Agos, clamant : « A partir de maintenant, Hrant Dink sera le point de mire de notre colère et de notre haine ».
Depuis, Hrant Dink ne vivait plus que dans l’inquiétude.
D’autant que, par ailleurs, Hrant était poursuivi par la justice à la suite d’une conférence qu’il avait prononcée en 2002 à Urfa. En janvier 2007, la sentence est connue : Hrant est consterné, abattu, d’apprendre qu’il est condamné à six mois d’emprisonnement ferme.
La description que Hrant fait de la procédure judiciaire me fait irrésistiblement penser à ce que subit Pınar Selek depuis 1998, ce fonctionnement kafkaïen qui prend toutes les apparences de procédure judiciaire, mais qui est une parfaite machine à broyer les opposants :
« Nous avons donc déposé notre recours. Ensuite, le procureur général de la Cour de cassation s’est prononcé pour mon acquittement, déclarant dans son rapport d’expertise qu’il n’existait, selon lui, aucun délit. Cependant, la Cour de Cassation m’a quand même jugé coupable. Pourtant, le Procureur général était aussi sûr de ce qu’il avait compris que moi de ce que j’avais écrit ; il s’est donc pourvu en appel contre le verdict et a transmis le dossier à la Chambre haute. Que puis-je dire de plus, sinon que cette puissance décidée à m’apprendre à ne pas dépasser les bornes, qui manifestait sa présence occulte à chaque étape de mon procès, était encore cachée derrière le rideau ? En effet, à la majorité des voix, la Chambre haute de la Cour de cassation statua à son tour en faveur de ma condamnation pour dénigrement de l’identité turque. »
Une procédure d’appel s’engage, Hrant ne va pas immédiatement en prison (cela aurait sans doute mieux valu). Mais Hrant étant condamné, il est considéré par les médias et une partie de l’opinion comme un « étranger », « traitre à la nation », « traitre à la turcité ». Les « énergumènes » se sentent les mains libres désormais.
Consterné, découragé, Hrant écrivait juste avant d’être assassiné : « Torture psychologique qu’il me faut supporter dans la solitude. (…) D’un côté le qui-vive, de l’autre la crainte. Je me sens exactement comme une colombe ; comme elle, occupé à scruter à droite et à gauche, devant et derrière moi. Ma tête est devenue aussi mobile que la sienne ; aussi prompte à se retourner instantanément. (…) « Les moments que je traverse ne sont pas faciles. Ni pour moi ni pour ma famille. A certains moments, (…) j’ai envisagé sérieusement de quitter le pays... »
Le 19 janvier 2007, Hrant a été abattu par un « énergumène ». D’autres, beaucoup trop d’autres démocrates turcs, avaient subi le même sort avant lui. Cet assassinat a été un moment d’immense tristesse nationale. Des millions de « Turcs » se sont joints aux « Arméniens », tous réunis en dépassant le clivage qu’on veut imposer à la population entre musulmans et non-musulmans. Tous étaient des citoyens de la république de Turquie, voulant la démocratie non seulement pour les Arméniens, mais pour leur pays.
L’assassinat de Hrant Dink a été un climax, un point culminant de la prise de conscience citoyenne. Pourtant, l’affaire Pınar Selek, ainsi que toutes les autres arrestations et menaces survenues depuis un an, nous démontrent que rien n’a fondamentalement changé, sinon dans un mauvais sens.
Pınar Selek, officiellement acquittée pour la troisième fois le 9 février 2011, reste persécutée, et psychologiquement torturée par l’appel qui a été fait immédiatement et qui la place sous la menace d’un nouvel emprisonnement. Cet épisode judiciaire l’a surprise alors qu’elle vivait provisoirement à Berlin, hôte du Pen-Club allemand. Elle ne pouvait plus, raisonnablement, rentrer en Turquie.
Elle a donc décidé de s’installer en France, où elle est arrivée en août 2011, avec deux valises, dans une simple chambre d’étudiant, pour terminer sa thèse. Elle n’est pas réfugiée politique, elle a longtemps refusé de se considérer comme exilée, pourtant, elle l’est. On peut très bien la comprendre ; elle s’en est expliquée dans son petit essai Loin de chez moi... mais jusqu’où ? Hrant Dink le dit très clairement aussi : « Il n’est pas dans ma nature d’abandonner les flammes de l’enfer pour rejoindre la douceur du paradis. Je fais partie de ces hommes qui se sont fixé pour but de transformer en paradis l’enfer dans lequel nous vivons. Nous voulons vivre en Turquie, parce que c’est à la fois un désir profond et une nécessité dictée par le respect que nous devons à ces milliers d’amis connus ou inconnus qui nous soutiennent et luttent pour la démocratie en Turquie. »
Pınar elle aussi voudrait à nouveau vivre en Turquie, faire vivre et prolonger le travail qu’elle avait commencé, avec les enfants des rues, avec la librairie féministe Amargi... Comme Hrant, elle est de celles qui « veulent transformer l’enfer en paradis ». J’imagine la souffrance de ceux et celles qui assistent impuissants, de loin à la répression. J’ai beaucoup pensé à Pınar lors des grandes manifestations féministes en mai dernier, auxquelles elle ne pouvait participer. Elle a rejoint sans l’avoir voulu les milliers de démocrates turcs qui vivent en France, souvent poussés par le coup d’État de 1980, d’autres par les pressions et violences sur les alévis, beaucoup d’autres aussi par les misères et la répression engendrées par la guerre contre le mouvement kurde.
Ainsi Pınar est-elle aussi désormais une « colombe inquiète ». Elle a été physiquement agressée voici quelques années, à Nice. Depuis un mois une campagne de diffamation s’est développée dans la presse-poubelle en Turquie. Exactement comme ce fut le cas à l’encontre de Hrant Dink. Traduire ces articles et les publier sur le Net, ne serait-ce que les résumer, aboutirait à diffuser encore plus les calomnies.
Nous sommes inquiets pour les colombes, nous sommes inquiets pour Pınar.
Plus que jamais, il faut la faire connaître, elle, ses actions, ses travaux, dans les médias français.
Et ceci, ni ce blog qui lui est dédié, ne modifie en rien notre préoccupation pour les « autres » : Büsra Ersanlı, Ayse Berktay, Ragıp Zarakolu, dernièrement la Française Sevil Sevimli, la centaine de journalistes, et les centaines d’étudiants qui sont actuellement sous les verrous.
Un dossier de presse à propos de Pınar Selek est à votre disposition