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Turquie : Sivas 93, souvenons-nous !

samedi 5 décembre 2009, par Sebahat Erol

Dans le cadre de la Saison culturelle turque en France et le Festival international de Théâtre « Sens Interdits », le Théâtre des Célestins à Lyon avait programmé la pièce de Genco Erkal intitulée Sivas 93.

Cette pièce documentaire met en scène un épisode honteux de l’Histoire turque. Les acteurs, tout de noir habillés, qui arrivent en scène avec un œillet à la main instaurent d’emblée un climat oppressant. Les images d’archives qui défilent ensuite sur un écran achèvent de rendre l’atmosphère terrifiante et le spectateur assiste, impuissant et indigné, à la folie meurtrière d’une foule en délire qui s’acharne sur ses frères alévis, parce qu’ils sont alévis !

Revenons rapidement sur les faits…

Le 2 juillet 1993, des groupes d’Alévis (dont beaucoup d’intellectuels et artistes) se rendent à Sivas pour la fête de Pir Sultan Abdal (grand poète alévi du XVIe siècle ayant vécu une partie de sa vie à Sivas). Un bon groupe de participants est logé à l’hôtel Madimak. Prétextant la présence à cet événement culturel de l’écrivain athée Aziz Nesin qui avait traduit Les versets sataniques de Salman Rushdie, des manifestants manipulés apparemment par les islamistes s’attaquent aux Alévis et vont jusqu’à incendier l’hôtel Madimak où s’étaient réfugiés les participants.

« Ce spectacle est dédié à la mémoire des 37 victimes, intellectuels, écrivains, artistes, poètes, musiciens, danseurs, assassinées le 2 juillet 1993 à Sivas. » Telle est la phrase qui termine le texte du programme distribué aux spectateurs.

Sivas est pourtant une petite province qui avait été mise à l’honneur par Atatürk. En 1919, c’est lors du Congrès de Sivas que Mustafa Kemal s’assure le soutien des principaux chefs militaires du pays et organise la résistance du peuple pour libérer la Turquie.

Grâce à Atatürk et à l’instauration d’une République laïque, les Alévis ont vu leurs droits augmenter et ont pu descendre des villages de montagne où ils vivaient généralement pour s’installer à la ville et occuper des postes de fonctionnaires par exemple. C’est pourquoi les Alévis sont kémalistes et qu’on les considère comme des garants de la laïcité en Turquie.

Justement, l’un des slogans lancés par les manifestants islamistes lors de l’épisode tragique de Sivas était : « C’est ici que la République a été fondée, c’est ici qu’elle sera détruite ! » Autre slogan anti-kémaliste qu’on pouvait entendre dans la foule : « A bas la laïcité ! » En s’en prenant aux Alévis, les manifestants s’en prenaient aux valeurs mêmes de la République kémaliste.

Qu’est-ce que l’alévisme ?

Autant la minorité kurde de Turquie est très connue en France, autant la majorité des Français n’a jamais entendu parler des Alévis. Ces derniers constituent pourtant 20 à 25% de la population en Turquie (pourcentage difficile à évaluer en l’absence de chiffres officiels) mais comme ils sont Turcs, républicains laïcs, ils n’ont pas de revendications ethniques comme les Kurdes. D’ailleurs, on pourrait me reprocher de faire l’amalgame entre l’identité kurde, qui est une identité ethnique, et l’alévisme, qui représente une identité religieuse. La situation est encore plus compliquée : il y a des Kurdes sunnites et des Kurdes alévis, des Turcs sunnites et d’autres alévis…

Bien, mais qu’est-ce qu’être alévi ?

Dans les dictionnaires et textes français, l’alévisme est défini comme un « Islam modéré et éclairé ». Dans les reportages, on montre les Alévis comme plus ouverts que les sunnites, buvant du vin, ne portant pas de foulard pour les femmes.

Les Turcs eux-mêmes ne connaissent pas toujours bien cette tendance religieuse. Ils ont des préjugés sur les Alévis, ils les traitent comme des gens bizarres, qui ne vont pas à la mosquée, qui ne font pas le Ramadan, qui ont des mœurs pas toujours recommandables…

Quand j’étais petite, dans mon petit village de la province d’Ordu, on connaissait les Kizilbas. C’étaient les habitants du village de l’autre côté de la vallée, le village de Türkköy ! On se fréquentait peu. Les hommes faisaient bien du commerce ensemble, du troc, mais on se méfiait d’eux, on disait qu’ils se livraient parfois à des orgies au cours desquels ils couchaient au hasard les uns avec les autres… Bref, on diabolisait ceux qu’on connaissait mal.

J’ai demandé à un ami alévi de m’expliquer exactement l’alévisme. Je vais essayer ici de donner les informations que j’ai recueillies.

Le mot « alévi » signifie étymologiquement : qui aime Ali et qui dépend de lui. Ali, surnommé le Lion d’Allah, était le gendre du prophète Mahomet. Les Alévis suivent donc, comme les chiites, les préceptes du prophète Ali, mais c’est là la seul point commun avec le chiisme. L’alévisme est un système de croyance, une culture, un mode de vie, une philosophie qui sont l’héritage de plusieurs religions, croyances, doctrines et cultures originaires de l’Asie centrale, d’Asie mineure, du Moyen Orient et de Mésopotamie. Le syncrétisme prend sa forme définitive en Anatolie, sur une longue période, s’adaptant à des conditions socio-économiques nouvelles. C’est un système qui permet aux membres de la communauté d’avoir leurs propres règles juridiques, un système qui défend une pensée laïque, démocrate, égalitaire, qui prône le partage, qui s’oppose à la cruauté et au barbarisme, qui défend l’innocent, rejette le lois de la Charia qui apparaissent comme intolérantes, qui conçoit l’Islam à sa façon, en dehors des croyances sunnites, qui voit la religion non comme du conformisme mais dans son sens réel comme l’union d’une force de volonté indépendante, de la raison et de la foi. Et tout cela repose sur le « Kirklar Cemi » ou l’assemblée des Quarante.
(Le « cem » est le rassemblement, la communion ; les Quarante saints font partie de la hiérarchie céleste, ce sont des esprits protecteurs ; le Kirklar Cemi, ou Banquet des Quarante, est la répétition sur Terre du banquet qui eut lieu pendant le Miraç ou Ascension du prophète.)

Dans cette philosophie propre à l’Anatolie, qui dépasse le fait religieux pour devenir un fait social, l’Etre humain occupe la place centrale. L’alévisme a pour fondements le monde, l’être humain, le groupe social ; il se base sur le progrès, le changement, le partage égalitaire et la connaissance.

Les Alévis ont adopté la pensée de Haci Bektas Velî, poète mystique du XIIIe siècle qui a fondé la confrérie des Bektachi. Les Alévis se divisent en deux sous-groupes : les Bektachi et les Kizilbas (ce dernier terme signifiant : Têtes rouges).

Le culte alévi, dirigé par un Dede, chef spirituel de la communauté, comprend douze « services », confiés à douze personnes chargées d’assister le Dede, parmi lesquels le service des ablutions, l’entretien des bougies, le service des sacrifices, la direction de la musique…Le sema, danse accompagnée de musique proche de celle des derviches tourneurs, est un des moments importants du rituel alévi. Les danseurs entrent en transe et atteignent ainsi une sorte d’autre monde dans lequel l’émotion et l’amour sont à leur paroxysme.

Les Sunnites prient à la Mosquée alors que le lieu de culte des Alévis est le Cemevi (maison du cem). Contrairement aux Sunnites qui prient en arabe, la langue de culte des Alévis est le turc. Les Alévis forment une ronde, un cercle, pour prier. Ainsi, ils ne se tournent pas vers la Kaaba pour prier mais vers les humains.

Aujourd’hui, officiellement, la Turquie comporte 99% de Musulmans. Lorsqu’on annonce ce chiffre, on pense à 99% de Sunnites. On nie de cette façon l’existence de la communauté alévie. Le gouvernement actuel a pour projet de construire des mosquées dans tous les villages, même dans les villages alévis, dans l’espoir, petit à petit, de sunnifier la population. Les Cemevi ne sont pas reconnus comme des lieux de prière alors que dans sa volonté d’adhésion à l’Union Européenne, la Turquie reconnaît ce statut aux synagogues et aux églises.

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