Logo de Turquie Européenne

Livre

Les « Vengeurs » arméniens

vendredi 7 juillet 2006, par Gaïdz Minassian

Source : Le Monde.fr, le 29/06/2006

Qui le sait ? La Turquie a reconnu le génocide des Arméniens de 1915. En juin 1919, lors de la Conférence de la paix à Paris, Damad Ferid Pacha, premier ministre turc, déclare : « Presque tout le monde civilisé s’est ému au récit des crimes que les Turcs auraient commis. Loin de moi la pensée de travestir ces forfaits (...). Je chercherai encore moins à atténuer le degré de culpabilité des auteurs du grand drame. »

Des mots qui brûlent encore la langue de ses successeurs à Ankara, mais que l’on peut lire dans La Dette de sang, d’Archavir Chiragian, que les éditions Complexe rééditent à trois mois de l’ouverture de l’Année de l’Arménie en France (de septembre à juillet 2007),
avec La République d’Arménie 1918-1920, d’Anahide Ter Minassian (326 pages, 11,60 €),
et Le Génocide des Arméniens : 1915-1917, d’Yves Ternon et Gérard Chaliand (220 p., 8,99 €).

Comment ces Mémoires d’un jeune Arménien de Turquie ne pourraient-ils pas, vingt-quatre ans après leur première publication en français (Ramsay), séduire l’amateur de polar ? Archavir Chiragian est alors membre de la Fédération révolutionnaire arménienne (Dachnak), l’une des formations qui, aujourd’hui justement, participe au pouvoir à Erevan. Dans un style froid, il raconte comment ce parti a décidé de rendre justice lui-même en éliminant les responsables jeunes-turcs du génocide, condamnés à mort par contumace en 1919 à Constantinople, mais auxquels la sentence n’a jamais été appliquée, en raison des réticences turques et des carences du droit international d’alors. L’opération « Némésis » commence.

A 19 ans, le jeune Archavir apprend qu’il doit abattre à Rome et à Berlin trois dirigeants jeunes-turcs. Dans un minutieux récit à la première personne, Archavir « le diabolique », comme l’appellent les agents secrets turcs lancés à sa poursuite, décrit filatures et autres techniques clandestines avec une précision qui intéressera les spécialistes du terrorisme. L’homme chargé de tuer ne doit pas apparaître dans les réunions préparatoires ; aucun membre du réseau ne connaît sa « planque ». « Mercure », comme le surnomment ses camarades, parce qu’il parle et se déplace rapidement, court « brasseries, halls d’hôtels et restaurants » pour mieux « se comporter en simple étudiant ou touriste ».

La taupe Hratch Papazian, alias « Mehmet Ali », infiltrée au cœur des cercles jeunes-turcs en exil à Berlin, ne néglige ainsi aucun détail : pour devenir un parfait musulman, il se fait circoncire, parle un turc limpide et partage le café avec les bourreaux, devenus pourtant méfiants. Quelques années plus tard, Hratch Papazian finira sa vie comme député au Parlement syrien après la seconde guerre mondiale. Archavir Chiragian n’oublie pas le fétichisme prisé par les terroristes. A chaque opération, il porte en rituel la même chemise blanche sans col ; liquette qu’il conservera jusqu’à sa mort, en 1973 en Californie, où il a prospéré comme homme d’affaires américain.

Ces Mémoires de guerre ne sont pas exempts d’un certain manichéisme : l’auteur ne dit rien, par exemple, du rôle d’informateur des Britanniques, qui contrôlaient Constantinople, dans l’opération « Némésis », ou encore des raisons qui ont conduit le Dachnak à interrompre les attentats.

S’ajoute enfin l’intérêt d’un témoignage quasi unique sur un génocide vieux bientôt d’un siècle, mais qui continue ces derniers mois, y compris en France, à alimenter la polémique. Et même si, hélas, comme l’analyse Marc Nichanian, professeur à la Columbia University à New York, dans La Perversion historiographique, une réflexion arménienne (éd. Lignes-Manifestes, 212 p., 17 €), certains s’emploient encore à nier méthodiquement l’existence des chambres à gaz ou l’extermination des Arméniens dans l’Empire ottoman.

- LA DETTE DE SANG d’Archavir Chiragian, Complexe, 352 pages, 9,90 €.

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0