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La poésie turque a pris ses quartiers d’été à Sète

dimanche 21 septembre 2014, par Simone Llorca

Cet été, le festival de poésie « Voix Vives, de Méditerranée en Méditerranée », a invité, pour sa 17e édition (la 5e à Sète), deux poètes turcs, Yusuf Alper et Tuğrul Keskin. Ils se sont volontiers pliés, comme les nombreux autres auteurs venus de toute la Méditerranée, à la tradition d’une lecture par jour pendant les neuf jours du festival (du 18 au 26 juillet 2014). Dans des lieux aussi variés qu’une estrade en pleine rue, sur une petite place, dans un jardin de la ville, ou même encore à bord d’un voilier affrété pour l’occasion…
Rencontres…

Yusuf Alper, poète et psychiatre

Yusuf Alper
Yusuf Alper
Crédits : S. Llorca 2014

Né en 1958, Yusuf Alper travaille comme psychiatre depuis 1979 et est professeur au département de psychiatrie de la faculté de médecine Egé à Izmir. C’est grâce à la lecture des poèmes du poète chilien Pablo Néruda qu’il commence à écrire. Son premier recueil de poésie, « Bleeding Poems », fut publié en 1985 puis « The Broken Mirror of Time » en 1985, jusqu’à « On The Road » publié en février 2014.

Les thèmes qu’il aborde dans ses poèmes sont liés aux conflits de l’inconscient chez l’homme, à la solitude, à la guerre et à la paix, à la dépression.
Yusuf Alper a reçu le prix de poésie Yunus Nadi 2014 pour son livre « Yolda » (Sur La Route)
.

Yusuf Alper vit à Izmir mais réside aussi parfois à Istanbul, où il possède une maison.
Il a eu le déclic poétique dès sa dernière année d’études de médecine, en ayant de longues conversations avec Djamel Su Cemal Süreya, le grand poète turc et rédacteur en chef du magazine littéraire « Papyrus ». Ce dernier lui dit un jour :
« Tu seras meilleur psychiatre ainsi car, en tant que poète, tu pourras saisir la psychologie des gens ».
En effet, « Être poète, pour l’exercice de la psychiatrie, c’est important », confirme-t-il. C’est de psychiatrie psychanalytique dont il nous parle - et qu’il exerce - celle qui permet « d’essayer de comprendre la personne en entier pour en être plus proche », (avec des rencontres médecin - patient de cinquante minutes à une heure, « le temps nécessaire pour une approche véritable », dit-il…).

De la psychanalyse au poème, le pas sera franchi, grâce à un « tempérament nostalgique » . Cela donne une poésie dont « le sentiment est exacerbé ». Par contre, pas d’influence directe des maladies psychiques sur ses écrits, même s’il déclare avoir été influencé dans au moins trois de ses écrits par des cas cliniques observés.
Il a fait son service militaire à Chypre en tant que psychiatre. Il venait tout juste de finir ses études. Là, il a pu avoir en consultation un soldat turc qui avait inscrit son nom dans la paume de sa main : « pour que mon âme ne soit pas perdue », lui précisa-t-il. Un cas de schizophrénie patente. Cela a inspiré le poème « Échec et Mat », qui évoque le suicide.
Un autre épisode malheureux qui l’a inspiré : un soldat demande à lui parler. Il refuse les médicaments qu’on lui propose. Le lendemain, Yusuf apprend qu’il s’est donné la mort : c’était une « visite d’adieu ». « Le suicidé a été à mat », comme il le précise…

« J’étais un oiseau d’espèce éteinte
Et maintenant je suis un scorpion ».

Enfin, un autre de ses poèmes aura été influencé par la psychiatrie. Celui sur la dépression de ces jeunes femmes qui viennent en consultation : elles pensent que leurs parents ne les aiment pas car, élevées comme des princesses, elles deviennent ensuite les esclaves de leurs maris…

« Un humain idéaliste »

Ce sont les poètes eux-mêmes qui ont été la grande inspiration de Yusuf. Les poètes turcs, dont Djamel Su Cemal Süreya en premier, Jamal Surea (surréaliste), le grand Nâzim Hikmet, mais aussi les grecs Ritsos, Seféris, l’italien Eugenio Montale et également, par-dessus tout, Pablo Neruda.

Il cite également Yunus Emre, premier poète anatolien de langue turque, au XIIIe siècle, alors que l’élite, sous l’empire ottoman s’exprimait dans un mélange de persan et d’arabe. D’autres poètes, français, auront une influence cardinale pour ses écrits, comme Verlaine et surtout Baudelaire, qu‘il évoque souvent…

Son thème général est l’Homme. Plus jeune, il se considérait comme un « humain idéaliste » ; plus âgé, l’humain l’intéresse toujours mais aussi les objets, l’environnement, dans une « dialectique marxiste mais aussi existentialiste ».
« Un bon poète doit avoir une écriture matérialiste mais aussi métaphysique » dit-il.
Et il cite un de ses vers :
« Je suis une poignée d’eau dans ce fleuve qui coule pour l’Éternité ».

Il se dit être plutôt un « poète de la souffrance et de la peine » et il cite Jean Cocteau :
« Je n’ai pas pu montrer autre chose que mes blessures », phrase qu’il a mise en exergue de son troisième livre. Dans le premier poème du premier recueil, il crie :
« Moi, je suis un marchand de souffrance !  ». C’est en 83 ; il a vingt-sept ans… Ce poème, ainsi que les suivants, seront publiés dans la revue : « La Langue Turque ».
Deux ans après, il publie ce premier recueil. Mais il écrivait de la poésie bien avant cela, précise-t-il…

En 2014, le prix Yunus Nadi vient couronner cette longue carrière poétique : il en est déjà à son treizième recueil.

Soru
 
Dünyayı güzel göstermekmiş işimiz
Oysa ben yılar yılı çirkin gösterdim
Güzelim dünyaya yakışmaz dedim
İnsanın öldürülmesi, açlık, kölelik
Her şeye rağmen hayat güzel
Hayat yaşamaya değer dedim
Yanıldım mı ?
Yanlış mı ?
Question
 
Notre travail était de montrer le monde beau
Mais il se montre plus laid d’année en année
je dis que le monde n’est pas digne du Beau
de la famine, à l’esclavage, l’homme le tue.
Malgré tout, la vie est belle
Je l’ai dit il fait bon vivre
Me suis-je trompé ?
Est-ce faux ?

Extraits du blog de Jacques Basse, « l’écrivain illustrateur »

Tuğrul Keskin, le rebelle

Tugrul Keskin
Tugrul Keskin
Crédits : S. Llorca 2014

Poète né en 1961 à Igdir. Tuğrul Keskin écrit son premier recueil de poésie en 1981. C’est en 1987 qu’il signe, avec quatre de ses amis, le « Manifeste de la Poésie Néo-Holistique, manifeste contre le Capitalisme et pour la Paix, centré sur l’individu », dans lequel il suggère une réinterprétation du langage et parle de l’universalité de la poésie.

Ses thèmes favoris : les sujets sociaux, essentiellement. Il croit au Socialisme. C’est la raison pour laquelle il s’intéresse à l’homme, à l’être humain et à ses problématiques.
Le point de départ : « l’individu, pour ensuite accéder à la société toute entière ». Puisqu’il est poète, il s’intéresse aux soucis et problèmes de l’individu, mais pas de la façon d’un homme politique qui doit se préoccuper-en principe- des problèmes sociaux… De toute façon, il pense que l’être humain est une « créature politique », au sens large du terme. Il n’adhère pas à tel ou tel parti mais se met en opposition aux puissants ou aux tenants de la politique en place [1] « Les vrais poètes sont contre ce gouvernement » ajoute-t-il. Et pour le système laïc introduit en Turquie par Mustafa Kemal. Alors que les choix actuels vont carrément en sens inverse, induit-il…

Il a écrit, en trente ans, onze recueils de poésie. Il prépare d’ailleurs un nouvel ouvrage intitulé : « Vive les Rebelles ! », (en grec : « Zito i Epanastasis ! ») Dans ce recueil, il s’agit de soldats grecs communistes qui étaient, en 1920, opposés à l’invasion de l’Anatolie. Deux cent soldats furent alors fusillés par le gouvernement grec parce qu’ils pensaient que l’invasion de l’Anatolie était un enjeu stratégique venant des impérialistes.

Tuğrul Keskin est aussi organisateur d’événements poétiques. Il est l’initiateur et le directeur, depuis trente ans, du festival de Salihli (à côté de Manisa). Deux manifestations par an, de deux jours chacune. En tout : cinquante éditions... Les prochaines années, des poètes étrangers seront aussi invités.

Enfin, en tant que directeur de la Culture, il prépare un autre événement, dans le district de Balçova (ville d’Izmir) : « L’Automne des Poètes » (« Şairler Sonbaharı »).

Kapını Aç
 
düşüp kalkan çocuğum
kapını aç, sana geldim
dilim damağım kamaşık
aklım karma karışık
aç paramparça geldim
yerle gök arasında
bir vakit
haylice tozup gezdim
sığamadım bir yere
dönüp sana geldim
anladım sezdim
iki cihandan da bezdim
yaralı bir kuşum
aç koyma beni eşikte
çırpını çırpını geldim
yoldaşlarım var
latin’den asya’ya kadar
dünyalarım var
bu kalpten o kalbe kadar
yine de geldim
bütün kalabamla
birike birike geldim
kapını aç sana geldim
ömrüm akıp geçmeden
bu kirli avludan, aç
kapını aç
seninle ölmeye geldim.
Ouvre ta porte
 
je suis un enfant qui tombe et se relève
ouvre ta porte, je suis venu chez toi
ma langue mon palais sont pâteux
mon esprit tout confus
ouvre déchiré je suis venu
entre terre et ciel
un temps
j’ai beaucoup nomadisé
je n’ai pu m’établir nulle part
rentré je suis venu chez toi
j’ai compris j’ai ressenti
des deux continents je me suis lassé
je suis un oiseau blessé
ouvre ne me mets pas sur le seuil
en battant de l’aile je suis venu
j’ai des compagnons de route
du pays latin jusques à l’asie
j’ai des mondes
de ce cœur-là jusques à ce cœur là-bas
et pourtant je suis venu
avec toute ma tribu
réunissant du monde je suis venu
ouvre ta porte je suis venu chez toi
avant que ma vie ne s’écoule
par cette cour sale, ouvre
ouvre ta porte
avec toi je suis venu mourir

Extraits de la revue Ayna.

La revue Ayna

Yusuf Alper et Claire Lajus, de la revue Ayna
Yusuf Alper et Claire Lajus, de la revue Ayna
Crédits : S. Llorca 2014

C’est une revue numérique de poésie contemporaine turque en partenariat avec l’Université de Bordeaux III. Son objectif est de faire connaître la poésie contemporaine turque car « le roman est déjà traduit mais pas la poésie » déclare Claire Lajus [2], française, à l’origine de ce projet, lors de notre rencontre au Festival Voix Vives de Sète, en juillet dernier.
Parallèlement à la publication de la revue, des événements sont créés à Bordeaux pour la faire connaître ainsi que les poètes turcs qu’elle présente. Bientôt, d’ailleurs, une version papier sortira.

Simone Llorca, 2014

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Voir en ligne : La revue Ayna

Portfolio

  • Yusuf Alper en lecture de rue
  • Tugrul Keskin et Yusuf Alper
  • Yusuf Alper, Tugrul Keskin et Canan Domurcakli, musicienne turque
  • Banderole de Tugrul Keskin dans une rue de Sète
  • Yusuf Alper, son épouse et Tuğrul Keskin

Notes

[1Il écrit aussi régulièrement, dans le journal « Sol », des articles sur la relation entre la Culture et la Politique.

[2Claire Lajus a enseigné en Turquie dans le cadre du programme Comenius, dans la région de la Mer Noire, à Samsun, pendant six ans. Elle y crée, avec Annie Salager et Lionel Ray, le premier « Printemps des Poètes », en 2008. Le deuxième a lieu en 2009, avec les étudiants de l’Université de Samsun. Parallèlement, elle devient bénévole à « Voix Vives » de Lodève, pour la traduction des poètes turcs. En 2010, elle suit le festival à Sète où elle poursuit ses activités de traductrice et d’interprète de la langue turque…

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