Hommage à Julien Jaaleddin Weiss

J’apprends tardivement la disparition de Julien Weiss.

Je l’avais rencontré à Istanbul il y a une dizaine d’années et au fil des rencontres une amitié s’était créée entre nous, une amitié légère, souple, intermittente mais non moins profonde, comme la reconnaissance mutuelle d’une solidarité humaine centrée sur un commun amour de la musique.

Julien Jaaleddin Weiss à Alep

Lui c’était le professionnel original, sûr de lui, spécialiste de plusieurs traditions à la fois, joueur de kanûn hors pair, compositeur. Il avait voulu élire domicile à Istanbul après son long et fructueux passage par Halep, y ayant habité dans un petit sérail dont il m’avait montré les photographies. Pendant son établissement dans cet appartement de Galata, qui avait nécessité de laborieux aménagements, je le voyais et suivais avec lui le cours des travaux. Le résultat en fut impressionnant : rien de moins que la confection d’un salon oriental avec tapis, coussins, tissus et, partout répandus dans le vaste espace accueillant, des instruments de musique. Il aimait cette ambiance de féérie et d’être le maitre de céans, l’hôte envoûtant qui aime à charmer par toutes sortes de tours ses invités. Car il était accueillant et généreux dans l’accueil, attentif aux désirs des visiteurs, n’en privant aucun de sa chaleur. Son domicile était ouvert en somme au monde entier et lui disponible à l’égards de tous, amis, amis d’amis, gens de passage, personnages rencontrés par hasard... Volontiers il leur jouait de la musique, fascinant ses auditeurs à la fois par son don d’improvisation et par sa prestance de beau ténébreux, avec quelque chose d’un rock star distingué... Redoutable séducteur des femmes, de surcroît, mais en fait séducteur sur le plan humain de tous ceux qui avaient le bonheur de le croiser...

Derviches

Dans ses improvisations, généreuses tout autant que sa personne, il aimait à se laisser emporter par son penchant à une virtuosité jamais gratuite, faite de lignes mélodiques sinueuses, où l’émotion n’était jamais absente, ni la sincérité de quelqu’un qui tient à charmer en se confessant.

Il découvrait peu a peu la musique turque savante, ses compositeurs, ses styles, ses formes, à la fois héritière du fonds arabo-persan mais ayant connu un développement qui l’en avait distingué par un raffinement et une sophistication sans pareils, aussi bien sur le plan de la composition que dans celui du style de l’improvisation instrumentale. Ainsi, un soir, dans son salon, en présence des habituels hôtes de passages de toutes nationalités, nous avions lui et moi joué la magistrale première salutation de la musique du rite mevlevi composée par Selim III. L’accord s’était spontanément créé entre nous et nous n’avions pas eu de peine à progresser d’un commun élan dans cette partition exigeante.

Une autre fois c’était à l’Institut Français d’Istanbul. Je devais accompagner par des interventions au ney une conférence, l’avant-dernière de sa vie, de l’écrivain-musicien soufi Nezih Uzel, qui est mort il y a tout juste trois ans. Il était venu, Julien, et s’était assis devant, pendant que je j’improvisais sur l’estrade. Une photographie, découpée dans un journal, aujourd’hui accrochée parmi d’autres dans la boutique d’un bouquiniste de Kadikoy, en fait le fils d’Abdulbaki Golpinarli, qui fut le dernier savant mevlevi, nous montre, Nezil Uzel et moi de face, et Julien, de dos, assis dans sa rangée et nous suivant.

Ainsi reste une image de Julien, ce météore inoubliable, comme venu ranimer des forces d’un orient fatigué. Il croyait à l’image et au geste : il était cette image et ce geste mêmes, un don humain dans la chaleur de l’orient. Jovial et mystérieux, proche mais hors d’atteinte, d’autres qui l’ont connu de plus près pourront confirmer ou infirmer ces impressions. Il était une incarnation de poésie.