L’un de nos plus communs et « humains » penchants est de tenir pour « naturelle » et « normale » chacune des attitudes qui sont les nôtres de façon quasi inconsciente.
De la même façon sommes-nous enclins à tenir l’environnement culturel dans lequel nous sommes nés pour naturel et à juger ceux qui sont aptes à s’y adapter comme plus normaux que les autres. Et cette habitude de se propager également à tous les concepts et notions que nous utilisons… A croire que la seule et juste acception de ces concepts se limite à la façon que nous avons de les approcher et utiliser. Et ceci est d’autant plus vrai en ce qui concerne les notions dotées d’un potentiel de production « identitaire » ou celles dont l’utilisation est assez sensible idéologiquement parlant : elles ont tendance à rentrer dans un cadre encore plus fixe que les autres et à ainsi se stabiliser, si ce n’est se figer. Et ce pour une raison forte : parce que la remise en question des modes de définition de ces notions portent directement atteinte à notre propre conception de nous-mêmes comme à nos mondes idéologiques…
La laïcité est au nombre de ces notions… Pendant des années, sous l’appellation de laïcité, la Turquie a débattu d’un système et d’une approche qui lui sont propres. Et même si de temps à autre on trouve le moyen de répondre négativement à la question de savoir si nous parlons bien de « laïcité », cette situation n’affecte en rien les attentes modelées selon les perceptions sociales. Or la laïcité, comme tout autre concept, est une notion construite et prenant forme sous le jour d’une représentation particulière du monde. Pour le dire autrement, notre façon de définir et de percevoir la laïcité est directement liée à notre représentation du monde. Et par conséquent, il est plus sensé de déterminer les représentations qui ont présidé à la construction de la laïcité plutôt que de chercher à savoir si nous avons affaire à la « bonne » ou à la « mauvaise » laïcité.
Depuis une dizaine d’années, j’appartiens à un groupe qui tente de pratiquer l’analyse de représentation et de comprendre l’Empire ottoman, le passage à la République et le régime dans lequel nous vivons encore sous le jour de cette compréhension des visions du monde et des mentalités.
Nous tentons d’expliquer comment, par exemple, le système de légitimation qui a harmonieusement marié l’autoritarisme ottoman et les structures patriarcales a été brisé sous les effets de la modernité ; et comment la modernité du régime nouvellement fondé a pu seulement s’approcher des fondements d’une vision du monde relativiste. Nous avançons par conséquent que la mentalité autoritaire préside encore aux destinées du pouvoir politique en Turquie et que le privilège de la prescription idéologique s’est répandu dans toutes les institutions et attributs de l’Etat.
Des intentions sous-jacentes aux représentations
En bref, on avance comme hypothèse qu’il n’est pas possible de comprendre le cadre idéologique dans lequel nous vivons, les représentations que nous avons de la laïcité et du nationalisme comme nos modes de compréhension de la société, de l’Etat et de l’individu sans se baser sur la mentalité autoritaire sous-jacente.
Et tout en avançant dans cette voie, nous ne lisions pas tous ces textes qui, en Occident, sortaient dans un vrai parallélisme avec les nôtres…
Parce que le monde occidental tient sa propre laïcité et en général sa modernité pour « normale » et « naturelle », sans penser à considérer ces notions sous l’angle des représentations du monde. Mais la situation est un peu différente. On vit là-bas un problème « d’immigration » et la question la plus brûlante reste celle de savoir comment intégrer les musulmans qui refusent de s’intégrer. Et ce blocage a finalement conduit les chercheurs occidentaux à se poser la question des représentations du monde. Philip Blond et Adrian Pabst ont récemment publié une contribution dans le quotidien Radikal. En susbtance : « on vit des problèmes dans les modèles d’intégration laïques » ; parce que « la promesse libérale de l’égalité n’est pas autre chose que l’imposition d’une ressemblance laïque »… Le problème « est donc bien la difficulté à intégrer une minorité musulmane religieuse qui se développe et s’aliène au milieu ambiant d’une culture laïque agressive et fondée sur le relativisme occidental. »
Impératif démocratique
Et derrière cela se tient également le problème fondamental d’un « Etat libéral qui devient de plus en plus autoritaire ». La solution, quant à elle, ne tient pas dans le « multiculturalisme libéral », mais dans une acception positive du lien social n’excluant aucun citoyen…
Si nous poursuivons simplement en reprenant les fondamentaux des mentalités, voilà ce que l’on dit :
1) A mesure que la représentation du monde relativiste recule en Occident, c’est une mentalité autoritaire qui s’engouffre dans le vide qu’elle est en train de laisser.
2) Par conséquent, l’Etat libéral fait un retour de plus en plus marqué à l’autorité et l’égalité libérale commence à prendre le sens d’une homogénéisation sociale opérée par le biais de la laïcité.
3) La solution s’il en est une, ne se tient pas dans le patriarcat qui met en avant les liens communautaires, mais dans une acception de la démocratie capable d’embrasser toutes les différences en se basant sur le lien de citoyenneté.
L’important ici est de comprendre combien le libéralisme peut être la proie de l’autoritarisme. La ressemblance est frappante entre les laïques qui en occident se posent face aux immigrés musulmans et ceux qui en Turquie sont au plus haut point mal à l’aise de voir les « religieux » investir l’espace public. Le glissement qui les affecte dans le sens d’un autoritarisme accru les met dans la position de ceux qui souhaitent imposer de façon définitive leur mode de vie. Et nos libéraux d’ailleurs de se retrouver, du point de vue des mentalités, avec le kémalisme…