Nous avons écrit que c’était le chaos sur la scène politique turque. Cela a indéniablement des répercussions économiques et sociales qui vont perdurer.
Je ne crois pas qu’il soit utile d’ergoter davantage sur les bienfaits pour l’économie et la société apportés par la stabilité politique que nous avons connue durant la courte période entre 2002 et 2006. De même, je pense qu’il n’est nul besoin de rappeler ce que la Turquie a perdu ces deux dernières années en perdant cette stabilité, ni d’insister sur les dégâts illimités que cette situation va probablement entraîner les prochaines années.
Je pense que la Turquie est entrée dans un processus de transition tout à fait radical. Si nous voulons l’expliquer en terme d’analyse marxiste, ce processus de transition ne se limite pas à une transition entre un système politique moins démocratique vers un système plus démocratique (ce n’est que la « superstructure ») ou de moins vers plus de liberté et de droits individuels. Je crois qu’il serait plus exact d’interpréter le conflit sociopolitique, qui a atteint un pic ces dernières années, comme des tensions dues au passage d’une société industrielle vers une société d’information. Ou pour être encore plus précis, les tensions qui en sont le corollaire, sont d’autant plus fortes que la Turquie a accompli ces dernières années des transformations d’un niveau exceptionnel.
On sait que tout processus de transformation est traumatisant, quelle que soit sa nature. Ce n’est pas une mission facile que de convaincre tous les segments d’une société de la nécessité de ces changements. D’autant que la plupart du temps, il est impossible qu’une société dans son entier participe à ce processus. Il est normal que les principales résistances viennent de ceux auxquels l’actuel/ancien système profite le plus et dont les intérêts sont liés à la préservation de ce dernier. Il est donc tout à fait naturel que les bureaucraties militaire et civile qui bénéficient le plus de l’actuel/ancien système- et la bourgeoisie qui a une relation privilégiée avec lui – rejettent jusqu’au bout un changement annonciateur de moins de hiérarchie et de bureaucratie et pouvant donner plus de tonus aux initiatives pour une distribution plus équitable des richesses.
Maintenant laissez-moi expliquer, en empruntant une certaine terminologie au domaine de l’administration des affaires.
La Turquie comme le reste du monde, quoique avec quelques différences et plus de violence, souffre du traumatisme causé par le passage d’une société industrielle vers une société de communication. Nous avons échoué à développer autant notre démocratie que les pays dont elle a accompagné l’industrialisation. Ainsi, comme nous avons toujours laissé notre démocratie tapie dans l’ombre ou sous la vigilance de l’armée et de la bureaucratie, nous avons aussi échoué à nous sauver de l’exclusivité de cette bureaucratie et de la préemption de l’armée durant notre transition d’une société industrielle vers une société d’information.
Comme on le sait, une société industrielle se fonde sur des méthodes scientifiques positivistes, des mécanismes de production basés sur la machine, un système administratif centralisé, une structure hiérarchique, une démocratie représentative, un modèle d’organisation de type militaire, sur l’échelle économique, sur le QI et sur la théorie X , selon la formulation de Douglas McGregor (1).
Par contre la société d’information, dans laquelle le monde entier cherche à être bien placé, est fondée sur les relations humaines et sur des méthodes scientifiques positivistes ; sur l’être humain et non la machine ; sur une administration décentralisée et non plus centralisée : sur des structures flexibles au lieu de structures hiérarchiques, sur la démocratie participative au lieu de la démocratie représentative ; sur une organisation orchestrée au lieu d’une organisation de type militaire ; sur l’efficacité en place de l’échelle économique, sur la théorie Y et non la théorie X, et sur l’intelligence émotionnelle (QE) plus que sur le QI.
Si vous me demandez de laquelle de ces structures la Turquie est la plus proche, je vous répondrais sans hésiter de celle du modèle industriel. Cependant il est clair que cette structure ne répond plus aux attentes de la société. La population turque souhaite se diriger vers un modèle sociopolitique en phase avec les exigences d’une société d’information, dans une atmosphère de liberté. S’écarter de ce chemin menant vers plus de démocratie, moins d’influence de l’Etat et plus de droits individuels, ne semble guère possible plus longtemps.
En tout cas sans la résistance de la bureaucratie civile et militaire, cela ne le serait pas.
(1) Les théories X et Y ont été formulées par Douglas McGregor et sont utilisées dans le domaine de l’administration des affaires. Selon la théorie X les peuples/travailleurs (permettez-moi de les appeler, les citoyens) sont par nature paresseux et doivent par conséquent être surveillés. Ils sont imprévisibles, raison pour laquelle la sécurité est importante. Ils ne cherchent à pas à avoir de responsabilités, ni à prendre des initiatives ou des risques, ce qui exige des structures hiérarchiques. Selon la théorie Y, les peuples/travailleurs ont, au contraire, conscience de leurs responsabilités, ils prennent des initiatives et des risques. Ils sont créatifs et innovants, préfèrent les structures flexibles et légères.