Halil Savda a 37 ans. Cet homme, originaire de Sirnak, un fief kurde à l’Est de Diyarbakir, a été arrêté mardi soir, à l’aéroport d’Istanbul, alors qu’il s’apprêtait à embarquer pour Paris. Halil Savda est Kurde, objecteur de conscience et militant antimilitariste. Malgré cela, il ne s’attendait pas à être arrêté. « J’étais surpris. Le système informatique indiquait un mandat d’arrêt contre moi », témoigne-t-il. Vérification faite, il s’agissait d’une déposition manquante, lors de l’audience d’un procès, en novembre, à laquelle il était absent, faute d’avoir été informé par la justice. Après 24h de garde à vue, Halil a été libéré et il a pu prendre un autre avion pour Paris.
Ex militant du PKK, il a déjà purgé une dizaine d’année de prison pour des condamnations liées à ses activités politiques, Halil Savda est responsable du site Internet Savas Karsitlari (Contre la guerre). Réformé du service militaire, Halil Savda a été condamné à 100 jours de prison pour avoir soutenu, en 2006, deux objecteurs de conscience qui refusaient d’aller se battre au Liban et un autre objecteur, Ahmet Aydemir, emprisonné en 2009. L’article 318 du code pénal turc stipule qu’il est illégal de « susciter l’hostilité de la population à l’égard du service militaire ».
Halil Savda participe, jusqu’au 18 décembre, à une campagne d’Amnesty International organisée pour les 50 ans de l’organisation et la journée internationale de Droits de l’homme (le 10 décembre). Amnesty réclame l’abrogation de l’article 318 du code pénal turc.
L’objection de conscience reste illégale en Turquie, où l’armée, par le système de la conscription obligatoire, continue de jouer un rôle social important. « Chaque Turc naît soldat » dit le proverbe. La Turquie et ses deux voisins caucasiens l’Arménie et l’Azerbaïdjan, sont les trois seuls pays membres du Conseil de l’Europe à ne pas reconnaître l’objection de conscience. La Turquie a été condamnée par la cour européenne des droits de l’homme, en 2006 (voir l’arrêt),à verser 11.000 euros à Murat Ülke, condamné à 2 ans et demi de prison. En 2005, Mehmet Taran, autre objecteur emblématique, a été condamné à 4 ans de prison (libéré en mars 2006). La CEDH a donné jusqu’à fin 2011 à la Turquie pour mettre en œuvre cette réforme. Au moins 137 objecteurs déclarés réclament la fin de ce service, tandis que Bülent Arinç a évoqué le chiffre d’un million de personnes concernées.
Au niveau politique, la réflexion est avancée et l’objection de conscience pourrait être rendue possible, contre compensation (Turkey may decriminalize conscientious objection to military service). L’idée d’un service civil ou d’un service militaire administratif (par ex. pour l’association des familles de « martyrs ») a été évoquée et un projet de loi est dans les cartons. Des dizaines de milliers de citoyens turcs sont concernés. Le refus de prendre les armes et d’utiliser la violence les condamne à la clandestinité pendant des années.(Not every Turk is born a soldier). Ainsi, F.P., qui vit à Istanbul, n’a pas pu sortir du territoire turc depuis 2001, sous peine d’être immédiatement envoyé jouer au petit soldat. Chaque Turc, de sexe masculin et d’âge compris entre 18 et 41 ans, doit effectuer un service de 15 mois sous les drapeaux, six mois seulement pour les diplômés de l’université. Un service effectué parfois dans des zones de guerre, comme dans les régions kurdes.
Le débat sur l’objection de conscience intervient alors que le gouvernement turc vient d’entamer une réforme de la conscription, en étendant le champ d’application du « bedelli askerlik », un service militaire sonnant et trébuchant. Cette formule était jusqu’ici utilisée pour les Turcs de l’étranger, obligés d’accomplir un service réduit (21 jours) à Burdur, une petite ville ensoleillée du Sud Ouest turc, loin de tout conflit... Un camp de vacances en uniforme contre 5112 € (pour les - de 38 ans) ou 7668€ (+ 38 ans). Le service payant sera désormais étendu à tous les Turcs de plus de 30 ans, contre la somme, rondelette, de 30.000 TL (12.000 €), payable en deux fois. Cette réforme est toutefois très critiquée : certains s’inquiètent d’une perte d’influence de l’armée, en voie de professionnalisation. Le fils de Kemal Kiliçdaroglu, le chef du CHP, le parti kémaliste, devra faire son service.
D’autres s’émeuvent d’un cadeau fait aux familles aisées, les seules capables de s’acquitter d’une telle somme pour sauver leur progéniture. Au moins 100.000 personnes devraient solliciter ce nouveau droit, selon le ministère de la Défense, ce qui devrait rapporter environ 1,2 Md€ à l’Etat turc. Pour les Turcs de l’étranger, la procédure est également simplifiée. Plus de service de 21 jours, ils devront seulement s’acquitter d’une somme supérieure à 10.000 €, soit le double de la formule précédente. Des files d’attentes de plusieurs centaines de personnes se sont donc constituées ces derniers jours devant les consulats turcs en Europe, notamment à Strasbourg ...
L’armée turque est donc tout doucement en train d’abandonner la conscription obligatoire et de s’orienter vers une armée de métier. A la frontière avec l’Irak, le long de la ligne de crête régulièrement franchie par des rebelles du PKK pour des assauts contre l’armée en territoire turc, des bataillons de commandos professionnels vont être déployés. Les bérets bleus vont également être envoyés pour sécuriser la frontière syrienne, a annoncé le président de la république Abdullah Gül. Les conscrits seront de moins en moins envoyés sur des zones de conflits. La professionnalisation de l’armée est une réflexion déjà entamée sous les précédents chefs d’Etat major, notamment Isik Kosaner. Elle devrait s’accélérer : l’armée turque, pléthorique, coûteuse et technologiquement dépassée sur bien des aspects, doit se moderniser.
Les effectifs de l’armée turque sont au total de 720.000 soit 4 fois l’armée britannique. C’est la deuxième armée de l’Otan, en nombre. Une véritable armée mexicaine avec 365 généraux (contre 41 aux Etats-Unis par exemple), même si une partie (10%) d’entre eux est aujourd’hui derrière les barreaux pour des tentatives présumées de complots (Ergenekon, Balyoz).