Qui a dit que l’union nationale n’était pas possible ? Tout dépend de la cause à défendre. S’il s’agit de l’intérêt et du destin de la France, il n’y a rien à espérer. Mais l’adoption par l’Assemblée nationale de la loi sur la négation des génocides, qui complète la loi du 29 janvier 2001 relative au génocide arménien de 1915, vient de le démontrer avec éclat : l’électoralisme, la démagogie et l’obscurantisme peuvent contribuer à rassembler largement la droite et la gauche.
- Valérie Boyer lors de son discours défendant le vote de la loi sur les génocides à l’Assemblée nationale, le 22 décembre 2011
- (Charles Platiau/Reuters)
Ces lois sont fautives à quatre titres. Tout d’abord, c’est l’aspect le plus spectaculaire de l’affaire, elles constituent une hallucinante et gratuite injure publique adressée à un pays allié, la Turquie, qui se trouve être de surcroît la plus solide des démocraties que compte le monde musulman. Cette manière de « regarder en face » l’histoire des autres est proprement insensée, d’autant qu’elle n’a pas même la vertu de la cohérence, dans la mesure où si l’on veut ériger le Parlement français en donneur de leçons de morale universel, il n’y a aucune raison objective de ne pas dénoncer par nos lois l’ensemble des massacres de masse perpétrés un peu partout au cours de l’histoire : il y a largement matière à nous brouiller avec la Terre entière.
Tout le monde en convient : le consensus des parlementaires français, qui foulent ainsi au pied sans vergogne les intérêts diplomatiques et économiques de la France, ne s’explique que par la surenchère électoraliste. L’intérêt général ne pèse rien, à l’approche des élections, au regard des 500 000 voix de nos compatriotes d’origine arménienne. Un tel cynisme confine à l’incivisme.
Par-delà la dégradation des relations franco-turques qu’elle provoque, ces lois dévoilent en outre le caractère irrésistible de la pente communautariste sur laquelle glisse désormais sans retenue la classe politique française. La repentance peut avoir un sens lorsqu’elle constitue un retour sur sa propre histoire, afin de reconnaître des crimes que l’on avait préféré ignorer ou minimiser pour des raisons politiques : si les parlementaires français avaient souhaité s’inscrire dans cette logique, ils pouvaient par exemple reconnaître le génocide vendéen, longtemps « victime » du culte national de la Révolution française, ou bien dénoncer les crimes de la colonisation. Dans la mesure où elles ne concernent pas l’histoire de France, les lois relatives au génocide arménien trahissent la véritable raison d’être des lois mémorielles, qui est de donner satisfaction aux lobbies communautaires. Rien ne semble pouvoir arrêter l’alliance infernale de l’électoralisme et du communautarisme : c’est pourquoi le rapport de la mission sur les questions mémorielles, présidée par Bernard Accoyer, avait vocation à rester lettre morte, tout comme l’appel du député Jean Glavany mettant en garde contre « la course folle du communautarisme ». Longtemps la tyrannie de la majorité fut considérée comme le mal démocratique par excellence ; nous vivons désormais à l’ère de la tyrannie des minorités capables de mettre en place un chantage électoral efficace. Il faut voir dans ce triste épisode l’annonce de l’ethnicisation générale du débat public qui ne manquera pas de se produire dans les années à venir.
La troisième faute des députés français est constituée par la négation caractérisée du principe de la neutralité idéologique de l’Etat. La loi sur la négation des génocides porte en effet gravement atteinte à l’indépendance du travail des historiens et, d’une manière plus générale, à la liberté d’expression. Que signifie, en effet, nier un génocide ? Ignorer ou contester qu’un massacre ait eu lieu ? Ou bien refuser d’attribuer le label « génocide » à un massacre de masse dont on reconnaît par ailleurs la réalité ? Si tel est bien le cas, Bernard Lewis - l’un des plus grands historiens du monde musulman, et de la Turquie en particulier, mieux informé sur le sujet que tous nos députés réunis – pourrait se voir condamné à un an de prison s’il venait à défendre ses thèses sur le territoire français ! La loi sur la négation des génocides relève d’une forme d’inquisition démocratique consistant à soumettre les questions scientifiques à la censure moralisatrice des parlementaires et des juges. Pourquoi, du reste, s’arrêter en si bon chemin ? Si l’on considère par exemple que le réchauffement climatique est porteur de graves dangers pour la planète, ne faut-il pas d’urgence garantir par la loi le consensus des climatologues sur le sujet, de manière à s’assurer, en les expédiant au cachot, du silence des « climatosceptiques » ? La veine obscurantiste inaugurée par nos députés pourrait avoir de beaux jours devant elle.
Le déclin de la France n’est pas seulement économique : le reniement de l’esprit des Lumières en constitue un autre signe fort, aussi inquiétant que la désindustrialisation. Il est humiliant d’entendre le Premier ministre turc, même si, bien entendu, la mauvaise foi se mêle à son propos, nous renvoyer à notre inconséquence : comment peut-on à la fois rappeler le caractère inconditionnel de la liberté d’expression dans l’affaire des caricatures de Mahomet et imposer par la loi une pensée officielle sur des questions historiques pour lesquelles il importe plus que tout de laisser la discussion ouverte ? La leçon a une portée symbolique d’autant plus grande qu’elle émane d’un pays historiquement francophile, qui doit pour une part au rayonnement philosophique et politique de la France le fait d’être aujourd’hui laïc et démocratique.
Enfin, et c’est peut-être la plus grave des quatre fautes, nos députés, par l’exploitation électoraliste qu’ils font de la mémoire martyre de nos compatriotes d’origine arménienne, s’assoient sur la seule exigence morale qui devrait, sur ce sujet, prévaloir : favoriser le rapprochement du peuple arménien et du peuple turc. L’enjeu mémoriel est de conduire les Turcs à reconnaître l’ampleur du drame vécu par les Arméniens. Ce n’est pas en jetant de l’huile sur le feu qu’on y parviendra, mais en incitant historiens turcs et arméniens à s’arracher aux passions nationalistes pour faire réellement de l’histoire. Il était devenu possible en Turquie, ces dernières années, de discuter la question du génocide. Le gouvernement turc s’est montré favorable à la constitution d’une commission mixte d’historiens – certes refusée par nombre d’Arméniens au motif qu’il s’agirait d’une ruse négationniste. Plutôt que de s’appuyer sur ces signes d’ouverture pour encourager les initiatives portant vers la réconciliation, la France, à travers la démarche balourde de ses parlementaires, choisit aujourd’hui de torpiller celles-ci et de faire régresser, en radicalisant l’opinion turque, la cause qu’elle prétend défendre. Seuls ceux qui veulent éloigner la Turquie de l’Europe et raviver la guerre des civilisations s’en réjouiront.