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Pendant la crise, la Turquie bosse fort

mercredi 29 juin 2005, par Jean Michel Demetz, Nükte V. Ortaq

L’Express - 27/06/2005

Loin de baisser les bras, à l’heure où la zizanie règne au sein de l’Union, les dirigeants d’Ankara s’efforcent d’être au rendez-vous de l’adhésion.

Depuis la terrasse du Besinci Kat, ce café branché de Taksim, la vue s’étale, généreuse, sur le Bosphore aux eaux vives. En face, sur la rive encore boisée commence l’Asie et, pour beaucoup d’Européens - Français en tête - le problème. « Les non français et néerlandais ont confirmé l’appréhension des Turcs, analyse l’universitaire Cengiz Aktar. Nous sommes très favorables à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, mais en même temps nous doutons que nous en ferons un jour partie. » Ce francophile qui travaille sur la candidature d’Istanbul au titre de « capitale culturelle européenne » en 2010 ne cache pas sa lassitude, face à cet Occident compliqué. « L’Europe ne peut pas être une grande Suisse, en paix et prospère, quand ses frontières brûlent, argumente-t-il. Une Turquie dans l’Union, c’est l’espoir de la rue arabo-musulmane, qui voit dans ce voisinage européen un gage de stabilité et de prospérité. C’est à l’Europe, pas à l’Amérique, de dessiner le Grand Moyen-Orient de demain ! »

Mais l’Europe est-elle prête à relever un défi dont l’ampleur l’effraie ? En décembre 2004, les Vingt-Cinq avaient fixé au 3 octobre l’ouverture des négociations en vue de l’adhésion d’Ankara. A Bruxelles, pourtant, lors du sommet européen des 16 et 17 juin, Jacques Chirac et le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, ont affirmé qu’il fallait réfléchir sur les frontières de l’Europe tout en tenant les engagements déjà pris. Comprenne qui pourra... Il est vrai que la candidature turque se heurte à l’opposition d’une majorité de l’opinion dans cinq pays (France, Allemagne, Pays-Bas, Autriche, Danemark). Surtout, les victoires annoncées d’Angela Merkel, la candidate de la CDU allemande à la chancellerie, cet automne, et de Nicolas Sarkozy à l’Elysée, en 2007, inquiètent : contrairement au duo Chirac-Schröder, favorable à une pleine adhésion d’Ankara, les deux dirigeants ont claironné leur préférence pour un « partenariat privilégié » aux contours encore flous.

Depuis 2002, le pays a connu plus de réformes que dans les dix années précédentes

La position officielle du gouvernement turc, elle, ne varie pas. « Le « partenariat privilégié » existe déjà, résume Ahmet Sever, conseiller du ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül. Le lancement des négociations en vue de l’adhésion est irréversible, mais nous savons que les discussions seront longues et difficiles. D’ici à dix ans, toutefois, si la Turquie a persévéré sur la voie des réformes, la perception de notre pays aura changé. » Le député Salih Kapusuz (AK Parti) renchérit : « La France a toujours eu des problèmes avec l’élargissement, avec le Royaume-Uni d’abord, puis avec l’Espagne. A la fin, l’Union a réussi son intégration régionale mais, pour réussir son intégration globale, elle aura besoin de la Turquie. » Tout juste nommé négociateur en chef pour le dossier d’adhésion, le ministre de l’Economie, Ali Babacan, affiche un zèle réformiste impeccable : « Nous allons passer tout notre système en revue de A à Z. » L’élite politique veut encore croire qu’une démocratisation des institutions et une forte croissance de l’économie pourront rendre acceptable la candidature turque à l’horizon 2015-2020. Le syndicat patronal turc ne prévoit-il pas de 4,5 à 6% de croissance annuelle pour les dix à douze ans à venir, avec une inflation maîtrisée à 5% ? En 2004, d’ailleurs, l’économie a fait un bond de 9,7% de croissance - mieux que la Chine !

Le train des réformes ne ralentit pas. Voilà trois ans que Pinar Ilkkaracan discutait, en amont, avec les députés, pour préparer le travail des commissions sur les droits de la femme. Le Code pénal, qui datait des années 1920, était inspiré de celui de l’Italie fasciste. Sous la pression des Européens, un Code modernisé a vu le jour le 1er juin. « Le nouveau texte est une révolution pour la femme, s’enthousiasme cette avocate du féminisme turc. Une reconnaissance de l’autonomie du sujet. » Elle liste les avancées : le viol conjugal est désormais criminalisé (il ne l’est pas encore en Grèce) ; la définition du viol et des abus sexuels est élargie - ce n’est plus un crime contre la chasteté mais contre le corps de l’individu. Toute une terminologie sur l’honneur, la virginité, la honte a été effacée. Les circonstances atténuantes prévues pour les crimes d’honneur ont disparu ; des circonstances aggravantes ont été introduites pour les « crimes coutumiers ». « Tous les crimes sexuels étaient considérés jusqu’alors comme des crimes contre la société, poursuit-elle. Ils sont désormais reconnus comme des crimes contre la personne. Le vieux système patriarcal a volé en éclats. » Pinar Ilkkaracan n’a pas tout obtenu. La loi ne punit pas les discriminations sur la base de l’orientation sexuelle et l’avortement (légal en Turquie depuis 1972, deux avant la France) n’est possible que pendant les dix premières semaines de la grossesse (et pas douze comme en France depuis 1992 et comme les féministes turques le souhaiteraient). Surtout, beaucoup dépendra désormais de l’application du Code par les juges.

C’est la principale source d’inquiétude des partisans de la réforme. Comment changer vite les vieilles habitudes de la bureaucratie, des policiers, des magistrats ? Un immense travail de formation reste à mener. Excusées, dans un premier temps, par le ministre de la Justice, les brutalités policières contre une manifestation de femmes, ce printemps, à Istanbul, ont choqué. Comme l’oukase pris par un sous-préfet de faire retirer des bibliothèques publiques de sa juridiction les œuvres du romancier Orhan Pamuk, coupable d’avoir évoqué le tabou des massacres d’Arméniens et de Kurdes de 1915. Des universitaires, qui préparaient une conférence sur la question du « génocide arménien », ont décidé de la reporter à la suite de menaces et de l’attaque d’un ministre (« Un coup de poignard », a-t-il fulminé, avant d’être désavoué par le chef du gouvernement). « Tout cela est regrettable, reconnaît Akif Gülle, vice-président du groupe des députés de l’AK Parti, la formation conservatrice musulmane au pouvoir. Mais ce sont des accidents de la circulation. Aussi tristes qu’ils soient, ils n’interrompent pas notre voyage sur la route des réformes. » La société civile manifeste un dynamisme qui contraste avec l’apathie des sociétés balkaniques. A chaque incident, médias et organisations protestent et obtiennent gain de cause. Le sous-préfet a fait l’objet d’une enquête interne ; des policiers ont été suspendus ; les universitaires ont déjà fixé une nouvelle date pour leur colloque. Reste que le Premier ministre, le réformiste Recep Tayyip Erdogan, lui-même, n’échappe pas aux mauvaises manières. Il a poursuivi en justice et fait condamner à une amende un caricaturiste coupable de l’avoir représenté sous les traits d’un chat empêtré dans une pelote de laine... Y a-t-il un chef de gouvernement en Europe qui oserait aujourd’hui poursuivre un caricaturiste ? La Turquie continue d’avoir un problème avec la liberté de la presse. « Le nouveau Code pénal maintient des peines de prison pour les journalistes s’ils publient des insultes ou des obscénités, dénonce Ercan Ipekci, président du Syndicat des journalistes turcs. Et des limitations de la liberté d’expression ont été introduites concernant la question arménienne ou le retrait des soldats turcs de Chypre. » Qui plus est, un régime rigoureux de droit au respect de la vie privée fait peser le risque d’une multiplication des procès. « Dans le contexte d’une société libérale, ces clauses ne poseraient pas de problème, explique Deniz Vardar, professeur de sciences politiques au département francophone de l’université de Marmara. Dans un autre contexte, on est dans l’inconnu. »

Depuis 2002, ce pays a connu plus de réformes que dans les dix années précédentes. « Ce processus doit désormais continuer au rythme des négociations sur l’adhésion » , soutient un diplomate européen conscient que tout ne peut pas être fait tout de suite. Les services de Bruxelles assurent, de leur côté, une part du travail législatif de conserve avec les députés turcs. Avant l’échéance du 3 octobre, le Parlement devra ainsi voter une loi complexe rédigée avec les experts bruxellois sur les fondations religieuses afin de donner plus de droits aux minorités et ratifier l’extension du traité d’union douanière à Chypre. « L’Europe doit continuer à aider les réformateurs, conclut le diplomate. Il en va de notre intérêt. »

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